«C'est une grande chance que d'avoir des dictateurs éclairés dans le monde arabo-musulman», me dit un ami en faisant surtout allusion à certains gouvernants arabes ! Et moi de lui répondre : «Faut-il pour autant saluer la mémoire du dictateur irakien, Saddam Hussein, pour avoir affronté, sans broncher, d'autres bourreaux, aussi sanguinaires que lui ? Mon ami, tous les dictateurs ne sont pas Scipion l'Africain (235 av J.C 183 avant J.C) ou Jules César (101-44 av. JC). Le comble de notre malheur est de n'avoir même pas la chance de nous honorer d'un dictateur en mesure de nous inciter à lui rendre hommage.» Le romancier paraguayen, Augusto Roa Bastos (1917-2005), écrit en exergue de son grand roman Moi, le suprême : «J'ordonne que, lorsque viendra le jour de ma mort, mon cadavre soit décapité, ma tête placée au bout d'une pique trois jours durant sur la place de la République». Il n'oublie pas d'ajouter : «Tous mes serviteurs, civils et militaires, seront condamnés à la potence». Non, cela n'a pas été le cas de notre voisin qui n'a pas trouvé mieux que de prendre la poudre d'escampette, plutôt que de se rendre à l'évidence, c'est-à-dire se donner la mort, ou se mettre à la disposition de la justice populaire.
En Amérique latine, on a vu comment Salvador Allende (1908-1973), avec quelques fidèles, avait porté casque et mitraillette dans le palais de la Moneda et y mourir pour ses idées qui étaient profondément démocratiques, ainsi que pour le peuple chilien. Le caudillo tunisien ne nous a même pas donné l'occasion de l'admirer dans ses derniers moments. Comme s'il est inévitable, dans tout le monde arabo-musulman, de subir encore les affres des dictateurs après leur disparition. En écrivant aujourd'hui ces lignes, je me remémore le jour où j'ai eu à serrer la main de Zine Al-Abidine Ben Ali, en avril 1989, au palais présidentiel de Carthage, en compagnie de plusieurs intellectuels du Grand Maghreb. Ce qui m'avait frappé en lui, c'était, surtout, ses yeux, quelque peu rougis sur les rebords. Aussitôt, je fis la relation avec le sinistre Oufkir, abattu pendant les événements de la Skhirat (Maroc), en 1972. Il avait, lui aussi, les yeux vitreux, ceux d'un poisson rejeté par la mer. Je les ai bien contemplés, tout en recueillant la déclaration qu'il me fit à sa descente d'avion en 1971. La littérature m'avait appris, et devait m'apprendre encore, que ce sont les détails qui font la vie. Le romancier français, Drieu La Rochelle (1893-1945), qui avait basculé du côté des Hitlériens depuis les années trente du siècle dernier, et jusqu'à son suicide, avait écrit, avec pertinence, au lendemain de la libération de Paris : «J'ai joué, j'ai perdu, je réclame la mort». Verrons-nous jamais, dans le monde arabo-musulman, des dictateurs qui iront jusqu'au bout de leur logique, celle de diriger, sans partage, l'embarcation appelée pouvoir, et de sombrer avec, si celle-ci devait affronter une mer houleuse ou percuter des récifs quelque part ?