Dans les régimes autoritaires de certains pays arabes, les télévisions sont mises à contribution pour maintenir le statu quo. Après la Télévision tunisienne, Al Masriya s'est retrouvée confrontée à un choix simple : couvrir les évènements ou défendre le régime. Que fera le 12 février l'ENTV ? Déconstruction de la stratégie. Paris. De notre correspondant Al Masriya : les premiers jours, de mardi à vendredi, il ne passait rien en Egypte. Les chaînes gouvernementales continuaient à diffuser des comédies et des clips patriotiques. Le message est clair : pas d'images, pas d'évènements. La coupure inédite d'Internet, censée étouffer la révolte, crée un choc. La place Tahrir devient Tian An Men. Le monde a le regard fixé sur le Caire. Al Jazeera, malgré son interdiction par les autorités, lance son rouleau compresseur. Le direct 24h/24. Le million, le million ! Al Masriya change sa caméra d'épaule, impossible de faire l'aveugle quand près de deux millions de personnes réclament le départ du raïs sous les fenêtres du siège de la télévision. Après l'autisme, la propagande, échelonnée en escalier. Première étape : instaurer la peur. Les manifestants deviennent des délinquants, sans conscience politique. D'abord créer un climat anxiogène. Les flashs se bousculent : urgent, des milliers de prisonniers se sont évadés, certains sont très dangereux, Il n'y a actuellement aucune campagne de vaccination pédiatrique, n'ouvrez pas vos portes aux agents du gaz, la police a arrêté des manifestants armés d'armes blanches et de cocktails Molotov sur le point de commettre des crimes, on signale des actes de vandalisme dans plusieurs provinces… Une fois la peur bien en place, la chaîne de télévision se fait radio. Des officiels se relaient au micro pour dire qu'il faut préserver le pays, que l'intérêt national est au-dessus de toutes les divisions, etc. Le langage est rôdé. Et avec des reportages sur les marchés, illustrer cette peur avec des «citoyens honnêtes» avec des paroles de bon sens. Une fois les esprits chauffés à point, lancer la deuxième étape : le discrédit des manifestants et les médias étrangers. Al Masriya : «Les manifestants doivent rentrer chez eux», répète la journaliste toutes les cinq minutes. «On ne comprend pas ce qu'ils veulent réellement. Le gouvernement a accédé à toutes leurs demandes. Les jeunes ne sont-ils pas otages de forces qui les dépassent ? Ont-ils conscience d'être manipulés?». Des oustazes et des doctours proches du pouvoir viendront confirmer les fausses interrogations.Pendant toutes les interventions, la chaîne gouvernementale propose des images lointaines de la place Tahrir. On devine plus qu'on voit la foule. «On voit qu'il y a du monde sur la place mais personne ne peut dire combien». Le siège d'Al Masirya est pourtant à un jet de cassette. «On vous supplie, regardez les chaînes nationales, pas les satellitaires étrangères. Elles vous mentent, Al Jazeera vous ment ! Soyez patriotes en ces moments difficiles, ne faites confiance qu'aux médias égyptiens. Regardez en bas de votre écran, le gouvernement dément toute implication d'agents du ministère de l'Intérieur dans les échauffourées, c'est bien la preuve qu'Al Jazeera et Al Arabiya mentent». Les autorités avaient déjà pris soin d'interdire à la chaîne qatarie de travailler en Egypte et la chasse aux journalistes est lancée dans les rues du Caire. La télévision d'Etat poursuit une campagne de désinformation massive sans précédent. Au lieu d'informer, elle passera son temps à démentir les infos des chaînes étrangères d'information. Troisième étape : Les baltagiya et les contre-manifestants. Les jeunes demandant le départ du raïs sont nombreux bien qu'invisibles et surtout muets sur les chaînes gouvernementales. Le parti au pouvoir organise des contre-manifestations et lance ses baltagiya, les voyous, miliciens. Al Masriya choisit son camp, ses équipes font du direct, micros ouverts pour les pro-Moubarak. La chaîne parle de violence entre manifestants sans dire qui a agressé qui, qui est l'assaillant, qui est la victime. Dernière étape : retour aux fondamentaux. La machine fait abstraction de l'extérieur. Al Masriya oublie la finesse et ressort les vieilles recettes : du pathos (des citoyens qui se lamentent de ne pas trouver du pain), de la sagesse supposée (discours des hautes autorités), patriotisme (clips à la gloire du raïs et de l'Egypte), scènes de violence (voitures calcinées, immeubles vandalisés, bagarres filmées de loin ou de trop près pour avoir une lecture de la situation), martèlement des ordres militaires (couvre-feu, dispersion, retour au domicile) et enfin la délation (appeler tel numéro des forces armées si vous êtes témoin d'un évènement). Il n'y a plus de place pour l'information, la propagande encore et toujours. La Télévision tunisienne a connu une purge après l'exil de Ben Ali.