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«Il faut redonner la parole à la population»
Kaddour Chouicha. Délégué de la CNCD
Publié dans El Watan le 24 - 02 - 2011

Enseignant à l'université Mohamed Boudiaf (USTO),Kaddour Chouicha a été l'un des membres fondateurs, puis coordinateur régional et militant actif du CNES pendant de longues années. Aujourd'hui, il est responsable du bureau de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l'homme à Oran. Il nous livre, dans cet entretien, sa vision de la Coordination nationale pour le changement et la démocratie (CNCD) et ses actions notamment à Oran, mais aussi son avis sur les récents bouleversements survenus en Afrique du Nord et leur rapport avec l'Algérie.
- Quel bilan faites-vous de la marche d'Alger et, en particulier, du rassemblement d'Oran ainsi que des autres initiatives menées un peu partout en Algérie le 12 février dernier ?
Pour faire un bilan, nous sommes obligés de nous référer aux objectifs que nous nous étions assignés. C'était avant tout pour casser le mur de la peur. Nous voulions le casser avec d'autres, ceux qui ne partagent pas forcément les mêmes opinions que nous, mais qui se disent, eux aussi, «y'en a marre de ce système». Ceux qui partagent cette conviction pensent qu'on ne peut plus, aujourd'hui, continuer à baisser les bras comme si les choses pouvaient changer d'elles-mêmes. Donc pour toutes ces raisons, je pense que le bilan est extrêmement positif. Nous avons cassé le mur de la peur et nous avons participé à la réanimation de la vie politique. Nous avons poussé des gens, au gouvernement, à dire : «Nous allons lever l'état d'urgence et revenir à l'Etat de droit.» Une telle affirmation est une reconnaissance officielle du fait que l'Etat de droit n'existait pas. Pour nous, il s'agissait de redonner la parole à la population. En plus, il faut que celle-ci se réapproprie l'espace public et c'est en tenant compte de cet aspect que nous pouvons dire que nous avons gagné.

- Y aurait-il eu ce type de discours s'il n'y avait pas eu cette initiative ? Les mesures annoncées ne sont-elles pas liées à l'événement initié par la Coordination ?
Il est vrai que les gens étaient sortis dans la rue bien avant. Nous n'allons pas tirer la couverture de notre côté, mais ce que je peux dire, c'est que les syndicats autonomes et la Ligue algérienne pour la défense des droits de l'homme (LADDH) avaient senti que le moment était propice.
Maintenant, c'est à la classe politique en particulier et aux Algériens en général de se réapproprier à leur tour cette initiative.

- La question sur le bilan inclut également la faible mobilisation, notamment à Oran, qui a caractérisé la manifestation…

Nous n'avions pas la prétention de déclencher un grand afflux avec cette initiative, mais enlevez la répression et vous verrez la mobilisation. On ne peut pas déconnecter la mobilisation de la répression. Nous avions dit dès le départ que ce n'était qu'un début, qu'il fallait avant tout commencer et, lorsqu'il y aura continuité, nous verrons si la mobilisation ne sera pas au rendez-vous. Nous voulons nous installer dans la durée et faire comprendre aux gens que la manifestation du 12 n'était pas un simple coup d'éclat. Pour le choix du meeting, il nous a paru essentiel à Oran ,de prendre contact avec la population et de répondre à certains questionnements : Qu'est-ce que la Coordination ? Qui la compose ? Que veut-elle ? Nous ne sommes pas de ceux qui pensent que le peuple est composé de moutons qui ne font que suivre. Nous voulons discuter, débattre, écouter et tenir compte des remarques qu'on va nous faire, surtout qu'en ce moment, un travail de sape est mené en parallèle par le pouvoir.
On essaye par-ci par-là de mettre en avant le RCD, les archs et que sais-je. Nous allons rassurer la population en lui exposant clairement les objectifs de la Coordination nationale pour le changement et la démocratie. C'est toujours une lutte, mais sous une autre forme, car il faut consolider pour mieux avancer.

- Sachant que plusieurs manifestants, tant à Alger qu'à Oran, ont clairement scandé des slogans ou brandi des effigies faisant référence à la Tunisie, plusieurs observateurs, notamment des hommes politiques, ont émis l'idée que la situation en Algérie était très différente de celle qui prévaut chez nos voisins d'Afrique du Nord. Quel est votre avis sur ce sujet ?
Dire que l'Algérie est différente de la Tunisie et de l'Egypte est une lapalissade. Nous n'avons jamais dit que c'était la même chose, mais je pense que toute la région vit les mêmes problèmes. Nous avons tous affaire à des dictateurs, à des régimes plus ou moins militaires, plus ou moins policiers et dont la seule légitimité reconnue est celle de la violence et de la répression. Nous avons vécu cette situation avec le silence complice des pays occidentaux sous le prétexte du spectre de l'islamisme (radical). Nous partageons des choses avec la Tunisie et l'Egypte, mais nous n'avons jamais dit que c'était la même situation.
C'est par rapport à cela que les syndicats autonomes et la LADDH ont senti et compris que la population était interpellée pour qu'elle reprenne sa légitimité. Maintenant, c'est au génie de chaque peuple, en fonction de chaque contexte ou avec l'articulation des deux, de trouver des solutions. C'est-à-dire aller vers plus de liberté et plus de justice sociale. Les chemins peuvent être différents, mais l'aboutissement est le même.

- Plus précisément, quels éclairages pouvez-vous apporter sur la différence entre les régimes symbolisés par Ben Ali et Moubarak, d'un côté, et Bouteflika de l'autre ?
Dans chaque pays, le régime a sa nature propre. Le régime tunisien, personnalisé par Ben Ali, est plutôt policier, tandis que le poids de l'armée en Egypte est prépondérant et centré autour du clan Moubarak, mais la situation est différente en Algérie. Néanmoins, quoiqu'on en dise, Bouteflika a été ramené par les militaires, mais l'armée ne se met pas au devant de la scène, elle reste en retrait, laissant le jeu aux figurants. C'est pour cela que les gens ne sont pas facilement d'accord pour mettre en avant les mêmes slogans. Nous ne voulons pas refaire les mêmes bêtises que par le passé. Nous voulons aller doucement mais sûrement, et beaucoup préfèrent mettre en avant l'idée de changement de régime pour l'instauration d'une autre République. Cela suscite des questions sur le rôle de l'institution présidentielle, de l'Assemblée populaire nationale, de l'armée, du DRS, du secteur de la justice... C'est dans ce sens que nous avons opté pour la revendication liée à la levée de l'état d'urgence car nous estimons que celui-ci a engendré une grande confusion dans les missions et les prérogatives de chaque institution.

- Un engouement populaire a caractérisé l'élection de Liamine Zeroual en 1995 et Bouteflika a suscité de grands espoirs lorsqu'il a été intronisé, en 1999. Pourquoi à votre avis, alors que c'est le même régime ?
A cette époque-là, la population était laminée et attendait un secours. Le pouvoir sait choisir les figurants qu'il faut au moment qu'il faut, mais on ne peut pas continuer à exercer le pouvoir de cette façon, sauf pour ceux qui sont abreuvés par la rente.

- Comment analysez-vous la position des puissances occidentales par rapport aux récents événements survenus en Tunisie et en Egypte et les déclarations concernant l'Algérie ?
Il y a une rupture, mais on doit revenir en arrière et tenir compte du fait que pendant très longtemps, ils étaient complices, et l'indice le plus criant est la déclaration de la ministre des Affaires étrangères française, qui a proposé à Ben Ali d'aider l'appareil répressif. Il ne faut pas oublier ce qui se passe en Irak, en Afghanistan où aucune solution n'a été trouvée malgré les sommes colossales englouties et où, au contraire, on va vers le chaos.
Aujourd'hui, les intérêts de ces pays commandent qu'il y ait une autre approche. Il n'est plus question d'intervenir directement, donc il faut composer avec les populations.
L'exemple de la Tunisie est frappant. Au début, il y avait de l'hésitation, mais au fur et à mesure que la population exprimait son désir de ne plus revenir en arrière, les puissances occidentales ont fini par s'y accommoder. Il fallait accompagner pour que cela n'aille pas en leur défaveur, notamment en Egypte. C'est aussi ce qui explique les récentes déclarations des chefs d'Etat de ces puissances pour le cas de l'Algérie.

- L'Algérie a connu, en octobre 1988, des événements importants qui ont concerné toutes les régions du pays — il y avait alors juste le téléphone fixe et presque pas de paraboles — et ont abouti à l'abolition du système du parti unique. Pourquoi n'a-t-on pas parlé d'effet domino à l'époque, malgré une ouverture et une liberté réelles, qui se sont instaurées même si cela n'a pas duré ?
A ce moment-là, l'Algérie était un laboratoire, mais la mâchoire s'est vite refermée avec le retour aux restrictions des libertés, car ceux qui détenaient le pouvoir n'étaient pas restés inactifs. Nous n'avions pas l'expérience du pluralisme et ce manque d'expérience a mené le même pouvoir à siéger en tant qu'arbitre. Celui contre lequel s'étaient soulevés les jeunes d'Octobre 1988 s'est retrouvé en train d'arbitrer avec ses manipulations et ses calculs, ce qui a fait que c'est lui qui a fini par prendre le dessus et a repris ce qu'on a voulu lui arracher. Avant 1988, nous étions l'un des rares pays à ne pas avoir encore intégré le libéralisme. Le capitalisme a fait pression et cette ouverture ne pouvait pas se faire sans violence.

- Justement, ce qui reste aujourd'hui des bouleversements d'Octobre 1988, c'est juste le libéralisme. Quel est votre avis à ce sujet ?
Les pays qui ont expérimenté cette voie (le capitalisme) se sont retrouvés dans l'impasse. Aujourd'hui, les gens cherchent une autre voie. Il ne faut pas s'étonner si ce sont les exclus qui sortent dans la rue car le système ne leur laisse aucune place. On oublie ce qu'est réellement l'acte de s'immoler, qui dénote un désespoir absolu. On a dramatisé les harraga qui risquent effectivement leur vie en mer, mais eux, ils ont tous un espoir de regagner l'autre rive (beaucoup ont d'ailleurs réussi à passer).
L'économie de marché a complètement marginalisé une grande partie de la population. Ceci dit, nous ne sommes pas des tuteurs. Laissons d'abord la population s'exprimer, après on verra. Lorsqu'elle aura la parole, elle mettra en avant ses propres exigences et verra comment son sort va s'améliorer. C'est dans ce sens que les syndicats autonomes qui se sont formés dans la douleur — ils ont été clonés pour les affaiblir — ont compris qu'il fallait fédérer les forces pour espérer aller de l'avant. Il est impossible de rester à l'intérieur du système et d'espérer un changement.
Avec tous les obstacles rencontrés, les syndicats ou les organisations qui ont tenu le coup ont pu réunir leurs forces et sortir avec cette Coordination.

- Comment expliquez-vous que plusieurs partis de l'opposition démocratique, qui ont pourtant les mêmes aspirations, n'aient pas rejoint la Coordination ?
Nous traînons avec nous une suspicion qui nous a travaillés et qui nous travaillera encore. C'est une suspicion légitime au regard des partis qui ont mené des expériences qui leur sont restées en travers de la gorge. Certains partis demandent juste à mieux voir ce qui est en gestation avant de s'engager. Le rôle de la CNCD est de rester ouverte et à l'écoute, et dire que ceux qui veulent le changement ont une place à l'intérieur. Qu'on le veuille ou non, la population bouge. Nous sommes le pays qui enregistre le plus d'émeutes. Si nous ne savons pas voir et entendre, nous passons à côté de l'essentiel. Notre action n'est qu'un début. Maintenant, c'est à la classe politique, aux syndicats, aux associations de reprendre leur place au sein de la population et de construire un autre projet.


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