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Un oubli de l'histoire ou un déni de justice ?
UN MÉMORIAL du défunt Yves GONON
Publié dans El Watan le 01 - 12 - 2005

« Ce jour-là, j'ai compris » : 8 Mai 1945, Yves Gonon bascule dans le camp des réprouvés. Il prête serment au Barreau d'Alger en 1947 en même temps qu'AIi Boumendjel, Amar Bentoumi et Hocine Tayebi.
C'est dans les sous-sols d'immeubles de la rue Tanger qu'ils se réunissaient en 1948-1949 avec d'autres confrères pour échanger leurs points de vue et soulever le cas des disparitions de militants après leur passage dans les sous-sols de la préfecture d'Alger. Dès les débuts de la lutte de libération, Yves Gonon apporta sa contribution en sa constitution pour la défense de militants et de moudjahidine devant le tribunal permanent des forces armées, en coordination avec Mohamed Khemisti. Sa femme, Me Zahia El Mokrani Gonon, raconte comment avec Khemisti ils avaient planifié la procédure de renseignement et de mobilisation en prison : « Les détenus ‘‘dangereux'' étaient isolés les uns des autres. Au parloir, il le voyait, lui, en premier. Ils échangeaient les instructions, puis Yves les transmettait aux prisonniers suivants et, à la fin de sa visite, prétextant un oubli, il redemandait à voir Khemisti, pour lui faire le compte rendu des autres entretiens. Naturellement, il avait repéré les jours de service des gardiens, pas trop méfiants. Fallait-il qu'il inspirât confiance, sans l'ombre d'un doute, pour que des secrets de ‘‘l'Organisation'' soient véhiculés par lui. Il en était parfaitement conscient, non sans fierté. C'est la mort prématurée de ce dernier qui avait mis fin à leurs relations. » Au chapitre des affaires retentissantes, il s'est constitué pour Hadj Slimane, les frères Habib et Madjid Réda, Jean Farrugia dit Jeannot ; mais il y avait également beaucoup d'anonymes. Il avait une immense admiration pour les vrais durs, il évoquait souvent, en riant, leur leçon de courage et l'ingéniosité qu'il déployait pour leur sauver la tête, avec l'aide, parfois, d'un peu de chance. Un matin, comparaissait un moudjahid, large sourire dans le box. A la barre des témoins, un commandant de l'armée française avec ses galons sur le seul bras qu'il lui restait, rescapé d'une embuscade ayant fait des dizaines de morts, venu déposer et confirmer qu'il le reconnaissait. C'était le couperet d'office. En procédurier chevronné, compte tenu de la gravité des charges, Yves demande un renvoi pour étudier le dossier. Le président le lui accorde. Il s'approche de l'autre, toujours souriant, et lui explique qu'il repassera à une prochaine audience. Il se torture les méninges et, un peu avec le concours de ses relations, il finit pas découvrir des points de ressemblance avec une autre affaire, déjà jugée. A la deuxième audience, il demande au tribunal d'ordonner un supplément d'information et l'affaire est renvoyée, à nouveau. Il s'approche du box pour lui expliquer et l'autre de lui dire : « Monsieur l'avocat, tu veux pas me défendre ou quoi, tu demandes toujours des renvois. » Il lui a fait donner des explications par des co-détenus mieux informés sur les risques encourus. A la troisième comparution, souriant encore : « Monsieur l'avocat, pardon. Tu fais comme tu veux. Toi, tu as une place au paradis avec les musulmans. » Il a eu à défendre un couple, dont la maison abritait un véritable arsenal à La Casbah. Seule solution, pour épargner le couperet au mari, il conseille à la femme de tout revendiquer, y compris la fabrication d'explosifs. Elle n'encourt que 20 ans de réclusion criminelle. Il réussit la prouesse d'envoyer le mari en correctionnelle, pour « association de malfaiteurs » et madame au Tribunal militaire pour « atteinte à la sûreté de l'Etat. A l'énoncé du verdict, elle se dresse et lance au président : « Pourquoi, tu vas rester 20 ans ici. » L'histoire a eu une suite, après l'Indépendance. Ce couple habitait toujours La Casbah. Un jour, à une audience, les avocats demandent à Yves de se retourner, parce qu'une femme voilée lui faisait signe. Elle lève sa voilette, l'entoure de ses bras et lui donne l'accolade : « Tu te souviens, derrière cette porte. » C'était la lourde porte du parloir de la prison. Elle avait une citation. Yves s'approche du président et lui décline le prestigieux palmarès de la dame. Le président s'adresse à elle avec respect et l'invite à rentrer chez elle, en la rassurant ; il arrangera tout avec son avocat. « Oui, Monsieur le Président, j'ai toute confiance en lui. Ne me condamnez pas par contumace, comme on faisait avant. » Il a eu également à assurer la défense de ceux qui avaient lancé des grenades dans le hall d'une maison close d'EI Harrach, fréquentée par les militaires. Là, aussi, plusieurs soldats sont morts. Deux pensionnaires étaient citées à titre de témoins pour reconnaître les deux accusés. Une des deux semblait être Algérienne. Yves remarque qu'au bout de quelques questions, elle comprend qu'il tentait de leur sauver la mise. Elle demande la parole. Le président, très courtois, s'adressant à elles avec force « Mesdemoiselles » la lui accorde. Elle déclare qu'elle a des choses à lui dire, mais seulement à lui. Il ordonne le huis clos. Dès la salle évacuée, elle lance : « Je n'ai jamais vu, aucun de ces deux hommes avant aujourd'hui. D'abord, les chambres où nous travaillons sont à l'étage, on ne peut pas voir ce qui se passe au rez-de-chaussée. » Gonon se précipite sur une feuille de papier et griffonne une demande de suppléments d'information. Il se souvient qu'un jour, fin 1962, il l'avait trouvée assise dans sa salle d'attente. Elle lui a demandé s'il se souvenait d'elle et s'il pouvait lui établir une attestation pour son témoignage « à l'audience de jugement des deux frères, pour chercher un emploi. Et combien je vous dois ? ». « Vous reviendrez me payer quand vous aurez trouvé un emploi ». Quelques semaines plus tard, elle revient, accompagnée d'un homme qui lui dit : « Maître, je n'ai pas voulu la croire, jusqu'à ce qu'elle me montre votre attestation. Nous sommes venus vous inviter à notre mariage ; c'est sûr, vous venez. On va vous présenter à toute la famille, les gens vont venir rien que pour vous voir. » Il sentait que les polices françaises l'avaient mis dans le collimateur, sérieusement, à partir de 1960. Un matin, alors qu'il prenait sa moto au garage, où il avait l'habitude de la garer, un tir de pistolet part dans son dos, les balles passent à côté. L'officier de police judiciaire, déjà sur les lieux, lui lança : « Ce ne sont quand même pas les hors-la-loi qui vous en veulent. » Yves se baissa, ramassa les douilles de 9 mm et les lui tendit : « Elles vont vous être utiles pour votre enquête. » « Vous passerez signer le PV. » « Non, je n'ai rien à déclarer. » Dès septembre 1962, Yves est allé se faire délivrer une carte nationale d'identité à la Préfecture d'Alger où tout le personnel, de l'accueil aux chefs de service, le connaissait. Embrassade générale, l'émotion était encore à son comble : combien de morts, pour le droit de posséder cette relique ? Depuis, il n'a jamais fait usage d'autre pièce d'identité.
Un bon algérien
Maître Abdallah Hacène était au ministère de la Justice quand le décret le concernant a été examiné. Yves s'était opposé, qu'on y mentionne « pour services rendus ». Le ministère devait être en possession de la fiche que les RG français avaient établie sur lui. Les directeurs se la passaient en riant, mais se sont abstenus de la lui communiquer. Rigueur réglementaire oblige. Aux Algériens qui le traitaient de « bon Français », il répliquait agacé : « Qu'est-ce que vous avez fait, vous, pour être Algérien et moi, pas ? » Un journaliste est venu l'interroger : « Simone de Beauvoir parle dans son livre des avocats qui défendaient les moudjahidine, elle n'a pas parlé de vous. » Il lui jeta : « Normal, Mme de Beauvoir est française. Elle a parlé des avocats français. Je suis algérien. » Un autre est venu lui demander son opinion, au lendemain du 19 juin 1965. Sans poser son stylo, ni lever ses yeux de sa feuille de papier, il lui lança : « Vous avez fait quoi entre 1954 et 1962 ? » Justement, quelques jours avant le 19 juin, il reçut un coup de téléphone d'une « émissaire gaulliste » bien connue, venue de Paris, qui a demandé à le voir. Le rendez-vous fut fixé à l'hôtel Saint-Georges ; elle l'a invité à faire quelques pas dehors et lui tint ces propos : « C'est l'Armée qui va prendre le pouvoir ici. Peut-être serait-il préférable pour vous de prendre un poste dans un Organisme international. » Réplique sèche : « Oui... mais je suis algérien. » Dans les premiers articles célébrant l'indépendance, il était donné pour le premier « Européen » qui parla de « nationalité algérienne ». Le bâtonnier, ex-ministre de la Justice, Amar Bentoumi, avait souligné auprès de plusieurs interlocuteurs que derrière son sourire, il avait « une véritable poigne d'acier dans un gant de velours » et qu'au début, les avocats algériens étaient plutôt surpris, perplexes face à sa détermination qui s'est, par la suite, révélée sans faille. Lors des élections à la tête de l'Ordre, il expliquait son vote aux candidats rivaux : « J'ai prêté serment avec Amar, nous avions commencé ensemble, avec Ali. » Maître Benabdallah, qui vient de disparaître, lui avait proposé, compte tenu de l'unanimité dont il bénéficiait, de se porter candidat au bâtonnat. Mais, il préférait continuer à tenir les cordons de la Bourse, ce qui était pour lui la plus grande preuve de confiance. Maître Hocine Tayebi était un des responsables, à la tête du collectif. Il affirme que pour eux tous, il était un « Algérois ». Il pourra, sans doute confirmer, qu'Yves a toujours refusé d'encaisser les subventions accordées aux avocats par l'« Organisation », pour couvrir leurs frais. En 1962, il avait des dettes et son père, avocat aussi, lui jeta, un jour : « C'est grâce à toi que le cabinet s'est vidé de mes clients. » A ne pas oublier, que lorsqu'il a été obligé de partir pour raisons médicales et n'ayant pas de papiers pour voyager, Hocine Tayebi, alors secrétaire général au ministère de l'Intérieur, les lui délivra dans l'heure et continua après son décès à entretenir des relations très cordiales, avec nous. Son Excellence Mohamed Bedjaoui était ambassadeur à Paris lorsqu'il lui a rendu visite à l'hôpital, mais il l'avait très bien connu en tant que ministre de la Justice lorsqu'il lança le programme de la réforme de la Justice. Yves y participait en tant que membre de l'Ordre national des avocats. Il vivait sa contribution aux séminaires de formation des magistrats comme un honneur et un hommage à sa moralité et à sa science. A l'ouverture du séminaire, le président de Cour le présentait comme « un frère qui a participé au combat pour la libération ». Mohamed Bedjaoui, sensible à sa démarche et gestes, accordait la plus grande attention à ses avis. Parfois, ses collaborateurs lui demandaient discrètement certaines informations personnelles, en lui précisant : « C'est Monsieur le Ministre qui le demande. » Il était d'une discrétion absolue sur ses activités militantes. La confiance exceptionnelle dont il jouissait forçait le respect et l'admiration, et à ceux qui lui rendaient hommage pour son engagement, il répondait : « Je me suis aligné du côté des hommes ! » En 1959, le moudjahid Si Rachid (Abdelmadjid Aouchiche), laissé pour mort sur le terrain après un accrochage au pied du Bouzegza en zone 1, Wilaya 4, a été ramassé par la Croix-Rouge et hospitalisé à l'hôpital Mustapha avec des balles dans le corps et des éclats de grenade dans la nuque. Il s'en était sorti par miracle.
Un défenseur de la cause algérienne
Le chirurgien qui l'avait opéré lui demanda s'il avait un lien de parenté avec l'ophtalmologue du même nom. Si Rachid lui répondit que c'était son frère, et le chirurgien lui demanda alors s'il pouvait faire quelque chose pour lui. Si Rachid lui demanda de contacter maître Yves Gonon. Contacté, celui-ci se rendit immédiatement au tribunal. « Quand je suis arrivé devant le juge, dit-il, Si Rachid était déjà là, assis, impassible devant le pupitre. C'était la première fois que je le revoyais depuis 1956, après qu'il eut rejoint le maquis. Il se tenait la tête raide à la suite des éclats de grenade dans la nuque. » Maître Gonon assura non seulement la défense de Si Rachid, mais l'aida à sa sortie de prison à échapper aux services parallèles de la police, chargés de liquider les moudjahidine et à sortir d'Algérie pour rejoindre l'Armée des frontières à l'Est. Me Amar Bentoumi, premier ministre de la Justice après l'indépendance, l'évoque avec émotion : « Yves Gonon était un des rares avocats qui avait le 1er novembre 1954 sympathisé non seulement avec les avocats algériens, mais avec la cause algérienne. Il avait des positions très progressistes. Nous entretenions, moi-même et Ali Boumendjel, de très bonnes relations avec Yves. On se rencontrait très souvent. Nous étions trois copains. Après l'arrestation des membres du Collectif qui furent internés, qui, à Berrouaghia, qui, à Bossuet, c'est Me Gonon qui, a pris, au péril de sa vie, la défense des patriotes. Trésorier de l'Ordre national des avocats algériens, il a toujours été réélu au Conseil de l'Ordre à l'unanimité. Gonon, c'est un œillet. Ce fut un patriote. Je vais te dire : son divorce d'avec sa première femme est un divorce politique. Elle, fille de colon, aux idées Algérie française et lui, Algérien, ça ne pouvait pas coller. Il s'est remarié avec une Algérienne. Il serait souhaitable qu'on lui rende hommage. » Ce sont les mêmes qualificatifs que l'on retrouve chez Me Abdallah Hacène : estime, modeste, patriote, probité, sympathie, compréhension. « Les ultras ont beau se démener, je vois l'indépendance de l'Algérie grosse comme une montagne », m'avait confié Yves et je m'en souviens toujours. Pour Me Mabrouk Belhocine, Yves Gonon, libéral et progressiste, avait « la tripe algérienne ». Membre de l'Ordre national des avocats algériens, dont il fut le trésorier depuis sa création, il décéda des suites d'un cancer en 1974 dans un hôpital à Paris. Son corps avait été rapatrié par les soins du ministère de la Défense nationale. Le fait qu'Yves Gonon n'ait pas été honoré de son vivant, par son pays, relève-t-il d'un déni de justice découlant de la méconnaissance du parcours d'un humble parmi les humbles, qui n'a pas recherché les honneurs, ou bien d'un oubli de l'histoire parmi tant d'autres. Pour la mémoire, il est temps que l'un ou l'autre soit réparé.


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