Le Conseil de sécurité des Nations unies vient d'adopter à l'unanimité, le 26 février 2011, une résolution qui décide plusieurs sanctions d'une importance considérable à l'encontre du régime libyen et de ses dirigeants. Cette résolution constitue une condamnation des politiques et du système conduits par le colonel El Gueddafi et en même temps un avertissement pour les dirigeants d'autres systèmes politiques autoritaires du monde arabe ou d'autres régions. En montrant que désormais les dirigeants libyens ne peuvent pas compter sur l'impunité de leurs crimes, les sanctions du Conseil de sécurité envoient en même temps un message clair aux autres dirigeants de nombreux pays qui seraient tentés, dans les jours ou les mois qui viennent, de recourir à la violence et aux meurtres pour se maintenir au pouvoir par la répression de leurs peuples. Les sanctions portent en effet sur différents aspects qui sont de nature à punir les dirigeants libyens pour les politiques et les comportements qui ont été les leurs durant plusieurs décennies. «Agissant en vertu du chapitre VII de la Charte des Nations unies» qui lui permet de prendre des sanctions, le Conseil de sécurité exige «qu'il soit immédiatement mis fin à la violence et que des mesures soient prises pour satisfaire les revendications légitimes de la population». Même si cet appel au respect des aspirations des populations est compréhensible, on peut se demander s'il n'est pas trop tard pour El Gueddafi de prendre de telles mesures, à supposer que la nature de son régime laisse une quelconque place aux droits de l'homme et aux droits humanitaires, que le Conseil lui demande de respecter alors qu'il n'a jamais cessé de les violer depuis plus de quarante ans. Cette demande présente au contraire une grande importance pour les systèmes politiques autoritaires et leurs dirigeants, parce qu'elle préfigure ce qui leur sera demandé demain quand leurs peuples exigeront les réformes et les changements qu'ils ne veulent pas engager sérieusement puisque, d'après eux, leur pays n'est ni la Tunisie, ni l'Egypte ni la Libye ! Le Conseil de sécurité demande à «tous les Etats membres de prendre les mesures nécessaires pour empêcher l'entrée ou le passage en transit sur leur territoire» des dirigeants libyens nommément désignés dans l'annexe I de la résolution. Cette demande doit être complétée par une autre selon laquelle «tous les Etats membres doivent geler immédiatement tous les fonds, autres avoirs financiers et ressources économiques, se trouvant sur leur territoire, qui sont en la possession ou le contrôle» d'El Gueddafi et sa famille cités dans l'annexe II. Chacun sait la démesure des fortunes accaparées par El Gueddafi et sa famille, mais aussi par des dirigeants et dictateurs arabes ou autres au détriment de leurs peuples. Il est donc important que les peuples récupèrent les biens et les richesses dont ils ont été spoliés. Mais dans ce domaine aussi, la résolution devrait être méditée par les autocrates de divers pays qui ne cessent d'acquérir et d'investir dans l'immobilier et autres affaires, notamment dans les pays développés. Les organisations internationales et les institutions démocratiques du monde, où qu'elles soient, doivent cesser de fermer les yeux sur cet enrichissement scandaleux des dirigeants de pays dont de larges parties de la population vivent en dessous du seuil de pauvreté. Le refus de laisser jouir les autocrates des fortunes arrachées à leurs peuples est un des moyens les plus sûrs pour les amener à plus de mesure dans la gestion des biens de leur pays. Il faut bien voir en effet qu'en Tunisie, en Egypte ou en Libye, comme dans d'autres systèmes autoritaires de toute l'Afrique du Nord, l'affairisme est au cœur du système de gouvernements sans contrôle où la séparation des pouvoirs et l'indépendance de la justice ne constitue qu'une façade constitutionnelle sans aucune réalité. Or, comment lutter sérieusement contre la corruption sans une justice indépendante et sans une presse libre capable d'investiguer. C'est dire qu'au-delà de l'urgence des mesures indiquées en ce qui concerne la Libye, il est nécessaire de poursuivre ce travail entamé par le Conseil de sécurité au niveau des relations internationales, si l'on ne veut pas que des régimes aux abois utilisent les armes pour sauvegarder les fortunes amassées à l'ombre d'un pouvoir sans contrôle. Le Conseil de sécurité a décidé de saisir la Cour pénale internationale sur «la situation dont la Libye est le théâtre depuis le 15 février 2011». La résolution affirme que «les attaques systématiques et généralisées qui se commettent contre la population civile pourraient constituer des crimes contre l'humanité». Le Conseil s'inspire ici de la définition du crime contre l'humanité donnée par l'article 7 du Statut ou traité de Rome du 17 Juillet 1998 créant la Cour pénale internationale (CPI.) Or, les observateurs ont bien vu, sur Internet ou à la télévision, les «attaques généralisées ou systématiques contre les populations civiles» menées par les fidèles de El Gueddafi causant meurtres, disparitions et autres souffrances dont parle le Statut de Rome. Certains corps de victimes déchiquetés semblent indiquer que des armes lourdes et des bombardements aériens ont été utilisés. Le Conseil préfère laisser le pouvoir de qualification à la Cour pénale qu'il saisit. Le Conseil de sécurité ne se réfère pas au crime de guerre et au crime de génocide, ce qui, indépendamment, des appréciations juridiques divergentes que l'on peut avoir sur le sujet, permet d'éviter des débats sur la nature juridique du conflit libyen et sur l'intention des criminels de commettre ou non un génocide. On peut cependant se demander si le Conseil de sécurité n'aurait pas été plus prévenant et mieux avisé en prenant la décision d'interdire, sous peine de sanction immédiate, le décollage de tout avion militaire pour éviter le bombardement des populations civiles par un régime et des dirigeants qui ont annoncé très clairement qu'ils ne reculeront devant rien, y compris devant le massacre de populations qu'ils comparent à des drogués ou de vils animaux. Une telle décision aurait rapproché le Conseil de sécurité d'une intervention militaire sur le territoire libyen que tous ses membres n'auraient sans doute pas acceptée, d'autant que de très nombreuses déclarations des responsables insurgés ne cessent de fustiger toute intervention étrangère autre qu'humanitaire. Mais sur ce point, certaines forces insurgées demandent ce contrôle aérien, surtout si techniquement, cette décision n'implique pas une occupation du territoire libyen. Certes, le Conseil de sécurité aurait été dans son rôle, conformément au chapitre VII. Mais il aurait alors dépassé le type de sanctions financières et autres, comme le recours à la CPI, qu'il a privilégiées. Le Conseil de sécurité a donc décidé de prendre des sanctions sans recourir à la force armée. Aucune aide autre qu'humanitaire n'est également envisagée par exemple pour venir au secours des régions libérées en cas d'attaques des troupes du colonel El Gueddafi. Dans ce domaine aussi, il n'est pas sûr que les membres du Conseil, notamment les membres permanents, particulièrement la Chine et la Russie, auraient accepté des formes d'intervention qui impliquent une appréciation politique sur la nature du régime politique futur de la Libye et en tout cas sur la nature politique des forces qui ont libéré une grande partie du territoire. Les problèmes soulevés par les silences de la résolution du Conseil de sécurité sont donc aussi importants que les points sur lesquels il a décidé d'intervenir. Malgré les réticences de certains membres à aller plus loin, sans doute pour les raisons que nous avons évoquées, la portée de la résolution est considérable non seulement à l'égard du leader libyen et de son régime mais également pour tous ceux qui finalement, dirigeants arabes et autres, lui ressemblent en ce qui concerne le musellement de leur peuple et la gestion sans contrôle et l'accaparement des richesses nationales, quelles que soient les spécificités dont ils se prévalent. De ce point de vue, la résolution du Conseil de sécurité peut susciter l'espoir des peuples qui ont trop souffert de l'injustice et du mépris de dirigeants qui ont confisqué leur droit à l'autodétermination au lendemain des indépendances qu'ils ont pourtant chèrement acquises.
Madjid Benchikh. Professeur émérite de l'université de Cergy-Pontoise. Ancien doyen de la faculté de droit d'Alger