Le président du comité régional du Croissant-Rouge tunisien et responsable de l'opération d'urgence, Slim Moundji, revient, dans cet entretien sur la situation humanitaire dans les camps de réfugiés à Ras Jdir, à la frontière tuniso-libyenne. - Comment se présente la situation à Ras Jbir ? Depuis le 20 février dernier, le Croissant-Rouge tunisien fait face à une situation exceptionnelle. Imaginez un poste frontalier qui reçoit subitement un déferlement de 12 000 à 15 000 personnes par jour. Le fait que les douaniers libyens n'exécutent plus leur mission, a poussé des milliers de réfugiés à s'amasser devant les petits bureaux des services de contrôle douaniers et policiers qui, avec des moyens très limités, ont été obligés de procéder aux formalités de passage. C'était une image chaotique. La nuit, la température tombait jusqu'à 5° et il pleuvait beaucoup. La population de Benguerdane, à laquelle il faut rendre un vibrant hommage, en a collectant des matelas, des couvertures, de la nourriture, etc, a apporté une aide. Le comité local a par la suite pris le relais et nous avons lancé un appel à tous les médecins tunisiens pour rejoindre Ras Jdir. Au début, les réfugiés étaient dispersés à travers les salles des fêtes et des hangars des villes limitrophes, jusqu'à Gabès. C'était un véritable drame. Chaque jour, leur nombre se multipliait par 5 ou 6. Le plus gros de ce flux était composé d'Egyptiens. Avec les Tunisiens, le problème ne se posait pas. Ils arrivaient et ils rentraient chez eux. Il a fallu attendre quelques jours pour que l'ambassade d'Egypte s'implique et commence à évacuer ses ressortissants. Les réfugiés viennent de 42 pays, et leur nombre a atteint 104 275, depuis le 26 février. Au 4 mars, nous avons reçu, entre autres, 18 308 Tunisiens, 43 747 Egyptiens, 206 Marocains, 140 Algériens, 1054 Hindous, 5494 Chinois, 2472 Libyens et 10 099 Bengalis. Nous n'avons pas eu de problèmes particuliers avec les Maghrébins. Ils ont tout de suite été pris en charge par leurs représentations diplomatiques qui les ont rapatriés. Sur les 105 000 réfugiés, 45 000 étaient Egyptiens. Il est important de signaler que dans les camps, nous avons malheureusement enregistré 2 décès, dus à des chocs diabétiques, et trois naissances parmi les Egyptiens.
- Comment expliquer la baisse du flux des réfugiés durant ces derniers jours ? Nous avons remarqué que depuis jeudi dernier, à la suite de la médiatisation de cette tragédie, le nombre de réfugiés a sensiblement baissé, pour atteindre une moyenne de 3000 personnes/jour. La situation s'est-elle améliorée ? Nous n'en savons rien. Les réfugiés disent que les militaires libèrent les gens par groupes. Nous ne savons toujours pas ce qui va se passer. Est-ce que la situation va s'améliorer ? Va-t-elle basculer ? Toutes ces interrogations nous poussent à rester mobilisés et à mettre les moyens pour parer à toute éventualité.
- Pourquoi, selon vous, y a-t-il une désorganisation et une dispersion des efforts dans la prise en charge des réfugiés en dépit des moyens colossaux mis en place sur les lieux ? C'est vrai. Il y a une mauvaise organisation et un désordre dans la prise en charge des réfugiés. Mais la situation commence à être maîtrisée. C'est tout à fait normal, vu l'ampleur de l'événement. Tout le monde se bouscule pour venir en aide à la population, à commencer par les Tunisiens qui, dans un énorme élan de solidarité, ont inondé les lieux par les aides. Nous sommes en train d'installer un camp de la Fédération internationale des sociétés de Croissant-Rouge et de la Croix-Rouge (FISCRCR), pour évaluer les besoins, mais aussi coordonner et organiser l'opération d'urgence. Une fois la mise en place des camps offerts par les membres de la fédération effectuée, tout rentrera dans l'ordre. Les Emiratis, les Qataris, les Marocains et les Algériens, ont fait don de camps, d'hôpitaux, de cuisines mobiles, de médicaments, alors que les Koweitiens ont envoyé 60 tonnes de médicaments destinés aux Libyens. En fait, dans les tout prochains jours, trois camps seront opérationnels, et ce, dans les normes, ce qui nous permettra de prendre en charge 5000 personnes. Ils peuvent être extensibles pour accueillir jusqu'à 15 000 personnes et même jusqu'à 50 000.A signaler que le directeur général du Programme alimentaire des Nations unies (PAM) s'est engagé à assurer le financement de la nourriture pour tous les réfugiés.
- Nous avons remarqué une ségrégation dans la prise en charge des réfugiés, notamment à l'égard des Bengalis, des Africains et ceux de la région du Sahel. Peut-on connaître votre avis ? Il est vrai que pour le rapatriement des Egyptiens, il y a eu une aide de la part de la France, de la Grande-Bretagne et de l'Un ion européenne. J'ai moi-même parlé avec un ministre britannique du flux massif des Bengalis, dont le nombre a atteint les 15 000 et qui risque de doubler dans les jours à venir, et il m'a répondu qu'il allait voir avec son gouvernement, mais à ce jour il n'y a aucune suite. C'est une catastrophe. Le Bengladesh n'a pas de représentation diplomatique en Tunisie et la plupart des réfugiés, ont été dépouillés de leurs papiers. Leur situation est dramatique. Ils sont trop nombreux, souvent entassés, soit dehors soit dans des tentes et ne comprennent aucune langue pour exprimer leurs besoins. Si j'ai un appel à lancer c'est envers les pays occidentaux. Ils doivent nous aider à les rapatrier chez eux. Leur attente a trop duré et complique toute l'opération de prise en charge au niveau des camps.
- Justement, quelle est la situation sanitaire dans les camps ? Nous n'avons pas, jusque-là des épidémies comme cela a été annoncé, mais, des cas de gale et de conjonctivite ont été enregistrés. Ils sont la conséquence de la promiscuité et du manque d'hygiène, vu que les tentes ont été installées dans la précipitation, sans respect des normes sanitaires. Il y a aussi les mauvaises conditions dans lesquelles les réfugiés ont fait leur traversée du désert pour fuir la Libye. Une fois les nouveaux campements mis en place, la situation s'améliorera.
- Est-ce que cela va prendre du temps ? Nous ignorons ce qui se passe de l'autre côté de la frontière. Personne ne peut prédire l'avenir. C'est pour cela que nous préférons nous préparer au pire pour ne pas être pris de court par les événements, comme au début de la crise.
- Pensez-vous qu'il puisse y avoir un flux plus important que le premier, mais constitué de Libyens ? Les dernières informations faisaient état de l'arrivée en force des militaires pro-Gueddafi dans la ville de Zaouia, pour la reprendre. Si cela se fait dans la violence, nous nous attendons au pire. De plus El Gueddafi a lui-même promis de mettre le pays à feu et à sang et qu'il utiliserait tous les moyens de destruction, si jamais il se sentirait vaincu.
- Ne craignez-vous pas que, dans une telle situation, il y ait risque, y compris pour la région de Ras Jdir ? Ce risque est réel. Nous sommes ici dans un poste avancé. Il est clair qu'il faut un périmètre de sécurité. Avec la fédération, nous sommes en train d'éloigner le plus possible les camps, et faire en sorte que le poste frontalier soit utilisé uniquement pour les urgences.
- Des consignes ont été données aux humanitaires pour être le plus loin possible du poste frontalier. Est-ce une règle des organismes humanitaires onusiens ou y a-t-il vraiment un risque ? Je dirais les deux. Nous devons toujours être dans des endroits sécurisés pour assurer notre mission. C'est pour cela que les nouveaux campements sont placés loin du poste frontalier.