La militante féministe Rokhaya Diallo vient d'écrire un livre décoiffant sur le racisme. Avec beaucoup d'humour et d'ironie, elle parle d'une certaine France que les Blancs ne peuvent pas connaître. -Il règne une drôle d'ambiance en France, un climat malsain. Votre livre arrive dans un moment agité. Est-il facile d'être Noir ou Arabe sous Sarkozy ? Et peut-être bientôt sous Le Pen fille ? A vrai dire, le livre est le produit de cette période agitée. Je me suis engagée dans le mouvement antiraciste il y a plus de 4 ans, au lendemain des révoltes qui avaient éclaté dans les banlieues populaires françaises, et quelque temps après les débats sur le port du foulard à l'école qui avaient donné lieu à toutes sortes de sorties islamophobes. A l'époque, je n'imaginais pas que les choses allaient prendre une tournure si inquiétante ! Depuis l'élection de Nicolas Sarkozy, une proportion démesurée des débats de société fustige les Français issus de l'immigration post-coloniale, et les étrangers réels ou supposés : débat sur l'identité nationale, sur la burqa, sur la laïcité, les prières dans la rue, les minarets, les expulsions de Roms, l'extension de la déchéance de la nationalité ; les mamans portant le hijab n'ont plus le droit d'accompagner les sorties scolaires, dénonciation de «l'islamisation» de l'équipe de France de foot… Pendant ce temps, le ministre de l'Intérieur, condamné pour injure raciale, ne subit aucune sanction, bien au contraire, le Premier ministre confirme son «amitié et sa confiance» sitôt le verdict prononcé. Et vous me demandez si dans ce climat il est facile d'être Noir ou Arabe ? Je pense que la réponse s'impose... C'est d'autant plus difficile pour les musulmans, français ou non. On émet beaucoup d'hypothèses sur les scores du Front national, mais, pour le moment, c'est l'UMP qui est au pouvoir et qui est à l'origine de ces mesures qui divisent. -Comment se découvre-t-on différent ? Lorsqu'on est enfant, on n'a pas conscience de la couleur de sa peau. Quand j'étais petite, je ne savais pas que j'étais Noire, c'est fou à dire, mais je ne me rendais pas compte que ma couleur de peau avait une connotation particulière. Quand on me disait que j'étais Noire, je répondais : «Mais non, je ne suis pas Noire, je suis marron. Et toi, t'es beige ?» J'ai eu un choc lorsqu'un de mes camarades de jeux a décidé d'arrêter de nous fréquenter - mon frère et moi - parce que son père lui avait interdit de «jouer avec les Noirs». J'ai immédiatement demandé à ma mère pourquoi on ne nous aimait pas, c'était incompréhensible à mes yeux. Et, régulièrement, ma francité est interrogée : quand on me demande : «Tu viens d'où ?» alors que je suis née à Paris, ou quand on me félicite pour mon français «impeccable», «sans accent», je n'ai pas vraiment le sentiment qu'il est clair pour tout le monde que je ne suis pas «venue», parce que je suis chez moi dans ce pays ! -La parole ou plutôt la haine s'est libérée en France. Etait-elle donc emprisonnée, ou assiste-t-on à une attaque concertée sur les lois mémorielles. Qui sont les néocons français ? Depuis que le Front national a atteint le second tour de l'élection présidentielle en 2002, on sait que le racisme est un très bon argument électoral ! Depuis cette date, on assiste à une véritable inflation de la parole raciste dans l'espace public. C'est à qui criera le plus fort, on est en pleine surenchère. Et les attaques ne viennent pas uniquement des politiques. Des intellectuels, comme le philosophe Alain Finkielkraut, ont accusé les révoltés de banlieues d'être le produit d'un trop plein d'Islam ou reproché à l'équipe de France de foot d'être «black, black, black» ; l'académicienne Hélène Carrère d'Encausse avait déclaré que les banlieues flambaient, parce que leurs habitants étaient des «Africains polygames». Ces personnes sont des leaders d'opinion ! Si on y ajoute tous les «polémistes» professionnels qui infestent les médias par leurs discours ouvertement racistes – je pense à Eric Zemmour, qui, malgré une condamnation, continue à répandre son venin partout où il le peut – on comprend que le climat devient de plus en plus hostile à certains. Ils se définissent comme des rebelles contre le «politiquement correct»… Ces personnes, par leur statut et leur visibilité, autorisent la parole à se libérer, et décomplexent ceux qui, autrefois, auraient hésité à exprimer ces idées peu reluisantes, qui ont, désormais, le sentiment qu'ils ont enfin «le droit» de dire ce qu'ils pensent. La parole n'était pas emprisonnée, mais il faut avouer que le discours antiraciste des années 1980 s'est trompé en plaçant le débat sur le plan moral (raciste = méchant), au lieu de s'en tenir au fait que le racisme était une erreur. Résultat, on a des gens qui assument cette méchanceté au nom d'un prétendu courage. Ces pseudo «rebelles» sont les néoconservateurs qui font du neuf avec du vieux, et qui arrivent à se faire passer pour des libres penseurs, alors même qu'ils sont dans la ligne défendue par le parti majoritaire. -L'image de l'Arabe et du Noir a peu évolué au cinéma et à la télé... Malheureusement non ! Pouvez-vous citer une seule star de cinéma noire en France ? Au cinéma, quelques acteurs d'origine maghrébine tirent leur épingle du jeu, mais, de manière générale, les acteurs et actrices non-blancs ont du mal à se défaire des rôles caricaturaux (délinquants, prostituées, femmes de ménage, aides-soignantes, mafieux chinois) et peinent à décrocher des premiers rôles. Le cinéma français ne reflète en rien la réalité de la France. Quant à la télévision, elle est le miroir déformant des angoisses de notre pays. Les faits divers montrent encore trop souvent des banlieues peuplées de sauvages qui brûlent des voitures, une image directement liée à la figure coloniale de l'Arabe au couteau entre les dents, et font la part belle au prétendu sexisme spécifique de ces populations. Il est rare de voir dans des journaux télévisés des personnes non-blanches. Les femmes, en particulier les femmes noires, sont encore valorisées dans une esthétique douteuse, qui n'est pas sans rappeler les Revues nègres des années 1920 qui faisaient danser Joséphine Baker. Cet imaginaire est aussi très présent dans les clichés de mode. -Le racisme se soigne-t-il ? Je pense surtout qu'il se prévient ! Nous avons tous et toutes des préjugés, l'important, c'est d'en avoir conscience. Ce sont les personnes convaincues de ne pas avoir la moindre idée raciste qui sont les plus dangereuses. Savoir qu'on est empreint des préjugés qui circulent dans l'atmosphère de notre société, c'est être capable de les remettre en cause et de les dépasser. Pour soigner le «racisme», il faut savoir l'identifier. Il faut aussi savoir faire preuve d'humilité et reconnaître son erreur lorsqu'on adopte un comportement raciste. Racisme : mode d'emploi Rokhaya Diallo, Larousse, 2011. Site personnel : http://rokhaya.blog. canalplus.fr/