La journée était calme hier au poste-frontière tuniso-libyen, mais très tendue au camp des réfugiés à Benguerdane. Des groupes de Somaliens ont marché entre les tentes pour protester contre les conditions de vie «inhumaines», alors que des rixes entre Africains ont failli tourner au vinaigre, n'était l'intervention des militaires… De notre envoyée Ras Jdir (frontière tuniso-libyenne) Le flux de Ghanéens, Maliens et Nigérians s'est amplifié durant la nuit de mardi à mercredi, au poste-frontière tuniso-libyen de Ras Jdir. Avec eux, de nombreux Egyptiens et Soudanais, qui vivaient notamment à Zouara, ville située à 40km de la frontière. Les bruits assourdissants de bombardements intermittents suivis de rafales interminables n'ont pas cessé. La situation est présentée comme chaotique par les réfugiés. «C'est l'horreur. Nous n'avons pas dormi toute la nuit. Notre maison a été touchée et nous n'avons eu la vie sauve qu'en nous jetant par la fenêtre dans le vide. Ma fille a eu une entorse et mon garçon était paralysé par la peur. Il ne faisait que pleurer. Nous n'avons rien emporté. Nous avons laissé une vie de 15 ans de labeur. Toutes nos économies, tous nos biens sont là-bas. Nous n'avons rien en Egypte. Je ne sais pas comment nous allons vivre. Nos enfants ont abandonné l'école», raconte une femme égyptienne, qui vient de rentrer avec son époux et ses deux enfants. Elle n'a rien, à part deux cartables, une poupée et un petit nounours. Elle éclate en sanglots, essuie ses larmes puis reprend : «Nous ne savons même pas si, effectivement, il y avait des opposants dans notre quartier ou non. La situation était calme avant que les chars ne commencent à bombarder tous les quartiers. Tout est détruit, les maisons, les mosquées, les bâtiments, rien n'a été laissé. J'ai vu par la fenêtre des enfants qui criaient et couraient dans tous les sens et j'entends encore leurs cris dans mes oreilles.». Une Malienne enchaîne avec une voix entrecoupée de pleurs : «J'ai laissé tous mes biens dans ma maison. Des hommes armés sont entrés chez moi et m'ont demandé de partir. Je ne sais pas pourquoi. Je me sentais en sécurité à Zouara. La ville était épargnée. C'est vrai que, ces derniers temps, il y avait de l'agression dans les propos des gens à l'égard des Africains, mais je ne pensais pas que la situation allait se détériorer à ce point. Sur la route, les militaires m'ont dépouillée des rares effets personnels que je portais sur moi. Je n'ai plus rien. Je suis détruite.». Un groupe de Bengalis arrive, composé d'une dizaine de personnes, visiblement épuisées, il se dirige vers les bus. L'un d'eux raconte : «Je suis fini. Je travaille depuis des années pour faire vivre mes 5 frères et sœurs, et je leur envoie chaque mois de l'argent. Maintenant, je n'ai plus rien. Ils m'ont tout pris. Comment vais-je rentrer les mains vides ? J'ai honte de moi.» Les larmes aux yeux, il regarde une petite fille égyptienne, assise avec sa maman, et déclare : «Ma fille a son âge, lorsque je l'ai quittée, elle avait à peine deux ans. Elle doit avoir six ans maintenant. Avec quoi je vais la revoir…» Ses propos ne laissent personne insensible. Ils sont près de 3000 à avoir franchi la frontière mardi, alors qu'au camp de Benguerdane, presque 17 000 y ont passé la nuit. Sur les 4000 Bengalis programmés pour être rapatriés le soir, seulement 1500 sont partis. «Des pays ont promis de prendre en charge des vols, mais ils n'étaient pas encore prêts», explique un cadre de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM). La situation se complique davantage. Entre les Bengalis et les Africains, le courant ne passe plus. A chaque fois, les militaires sont obligés d'intervenir, notamment dans les chaînes interminables où les bousculades et les disputes sont légion. Rixes, bagarres, agressions et bousculades dans le camp La soirée de musique organisée pour distraire les réfugiés s'est transformée en une bagarre générale. Alors que les Bengalis dansaient au rythme des chansons hindoues, une bagarre éclate entre un groupe d'Africains sous l'effet de l'alcool, ce qui provoque une grande bousculade. Il a fallu l'intervention musclée des militaires pour que l'ordre soit rétabli. La fête est gâchée et tous doivent réintégrer leurs tentes ce que bon nombre d'entre eux refusent. Ils préférèrent passer la nuit à la belle étoile. Le matin, la chaleur torride accentue les odeurs nauséabondes des tonnes de détritus, mais aussi des sanitaires qui rejettent les eaux usées dans la nature. Impossible de circuler sans porter un masque. De nombreux enfants jouent entre les détritus. Parmi eux, deux Irakiens. «Nous habitions Zaouïa. Nous étions bien installés et intégrés. Cela fait plus de 10 ans que nous vivons en Libye. Mais la situation s'est sérieusement détériorée. Nous avons préféré tout quitter et c'était le conseil de nos amis libyens. Lorsque nous avons quitté la ville, elle était totalement contrôlée par l'armée. De nombreux quartiers étaient dévastés. Il y a eu beaucoup de morts parmi nos connaissances», déclare la mère. Un de ses proches fait état de nombreux morts dans les rues. «J'ai vu des corps de femmes, d'hommes et même d'enfants jonchant les rues de certains quartiers. Ils étaient très nombreux. Ils ont été enterrés dans des fosses communes. Je sais aussi que des blessés ont été achevés dans les hôpitaux. C'était horrible. Des scènes qui m'ont poussé à quitter le pays», souligne-t-il. D'autres témoignages vont dans le même sens et font état du contrôle de la situation par El Gueddafi, surtout à l'ouest du pays. Hier matin, la cuisine mobile du Croissant-Rouge algérien (CRA) a été mise en fonction. Un problème de pompe l'avait paralysée durant deux semaines. Elle devra cuisiner 300 repas par heure, en attendant l'arrivée des deux autres, dans les prochains jours. La restauration pose toujours problème. Des chaînes longues de plusieurs centaines de mètres se forment dès le matin. Durant toute la journée, les réfugiés, marmites, assiettes ou jerricans à la main, vont et viennent dans le camp à la recherche d'un repas. Il suffit qu'un véhicule s'arrête pour qu'une grande foule de personnes se rue vers lui. Les militaires sont à chaque fois sollicités pour faire régner la discipline. Après les Bengalis et les Soudanais, c'est au tour des Somaliens de marcher pour protester contre la prise en charge qualifiée d'«humiliante». Brandissant des pancartes, ils se déplacent en procession entre les tentes, en criant : «La paix est un droit.» Durant toute la matinée, ils n'ont pas cessé de tourner en rond. La colère est également exprimée par un groupe de jeunes Tunisiens de Benguerdane contre le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) mais également contre le Croissant-Rouge tunisien accusés de faire dans la ségrégation concernant le recrutement. «Nous voulons du travail. Nous n'acceptons pas que des étrangers viennent travailler tandis que nous sommes exclus», déclare un des organisateurs. Pendant près d'une heure, ils crient des slogans contre le chômage, avant qu'ils ne se dispersent dans le calme sous le regard des militaires. Jusqu'en fin de journée, rares sont les réfugiés qui franchissent la frontière. Peut-être à cause des bombardements des villes de Zouara et des nombreux barrages militaires libyens dressés tout au long de la route qui sépare Tripoli de la Tunisie. Les responsables de l'OIM s'attendent à ce que la tension reprenne la nuit, comme cela est fréquent depuis le début de cette semaine.