Rencontre avec l'auteur autour de son dernier roman nominé au Renaudot 2010.Salim Bachi est désormais un écrivain reconnu qui a publié l'essentiel de son œuvre aux éditions Gallimard, ainsi qu'aux éditions Barzakh pour l'Algérie. Né en 1971 à Alger, il a poursuivi ses études de lettres à la Sorbonne. A ce jour, il a publié sept ouvrages, généralement salués par la critique : Le Chien d'Ulysse (2001), La Kahéna (2003), Autoportrait avec grenade (récit, éditions Verticales, 2005), Les 12 contes de minuit (2007), Tuez-les tous (2007), Le Silence de Mohamed (2008) et Amours et aventures de Sindbad le Marin (2010). Bachi a obtenu plusieurs prix littéraires et a été nominé au prix Goncourt en 2008 et au prix Renaudot en 2010. Il a été pensionnaire de la Villa Médicis dont il parle ici, dans cet entretien consacré à son dernier roman : -Votre personnage principal Sindbad est un «harrag» atypique, car lettré et féru de tout ce qui touche aux arts, en un mot un esthète. Pourquoi l'avez-vous construit ainsi, alors que la doxa le désigne souvent comme un paria économique et ignare ? Parce que je me méfie des clichés en général et que la nécessité romanesque prime toujours pour moi sur la réalité. Encore une fois, rien n'indique que les harraga soient des ignares, incultes ou pauvres. J'ai rencontré à Paris des tas de personnes qui étaient, à l'origine, des diplômés de troisième cycle et qui exerçaient des emplois subalternes en France. Je crois que l'histoire personnelle d'un être humain est plus complexe que les généralités que les journalistes octroient en général. Mon Sindbad est cultivé parce que le monde est complexe et qu'il est nécessaire de le comprendre pour pouvoir le traverser de part en part. -Lors de ses différentes pérégrinations, Sindbad s'avère un séducteur hors-pair et, à partir de là, on sent l'érotisme suinter à travers toute la trame du texte. Comment avez-vous pu poétiser cet aspect sans tomber dans les redondances inhérentes au genre ? Par la vertu de l'écriture. Il peut y avoir une poésie de l'amour, autant de l'amour charnel que de l'amour spirituel. Les deux sont constamment mêlés dans mon roman. Sindbad aime la vie et aime les femmes qui portent en elles la vie au plus haut point. Ensuite, les descriptions de l'amour, l'érotisme pour employer le mot juste, découlent simplement de l'attitude de Sindbad qui demeure, en dépit de la tragédie du monde, un homme optimiste et heureux. -Comme dans vos précédents romans, les lieux sont transfigurés. Dans celui-ci, Alger devient Carthago. A quoi est due cette recherche constante sur la toponymie dans votre écriture ? Je cherche à donner de la profondeur à mes romans par l'emploi systématique de références historiques et mythiques. Je voulais, après Cyrtha, donner naissance à un autre territoire mythique et celui-ci se nomme Carthago à présent, en référence à Carthage qui reste pour moi emblématique de l'ancienne civilisation africaine, malheureusement engloutie et dénaturée par Rome. N'assistons-nous pas à la même chose en ce moment ? Nos pays ne sont-ils pas engloutis sous les mensonges que nous fabriquons, ou que les autres fabriquent pour nous ? On veut nous cantonner à une seule Histoire, absurde, fataliste, où nous ne serions que des pantins. Sindbad s'insurge contre cette volonté d'effacement de tout ce qui a fait notre grandeur passée. Je veux le rappeler dans chacun de mes romans. Je ne parle pas seulement de l'Algérie ou du Maghreb, mais je parle de nos civilisations qui furent glorieuses et qui se poursuivent, entre les lignes, aujourd'hui encore, en dépit de toutes les marques de l'infamie et de la violence. -Vous êtes toujours à contre-courant des idées reçues. Peut-on savoir ce qui, dans votre roman, rend traumatisante la villa Médicis, lieu convoité d'écriture des écrivains, alors qu'elle est censée favoriser l'inspiration et la création ? Elle est traumatisante parce qu'elle place l'artiste dans une situation de confort qui dénature son véritable travail. Un artiste doit être en situation d'inconfort permanent pour pouvoir dire le monde. Il doit aussi participer du monde qui l'entoure et non se retirer dans une quelconque tour d'ivoire. On peut, bien entendu, écrire ou peindre ce que l'on veut, mais l'on doit pour cela continuer à être dans la vie. Et, malheureusement, la villa Médicis est un endroit hors du monde et de la vie. C'est pourquoi je suis si critique envers cette institution, comme je peux l'être envers toutes les institutions en général. -Un autre aspect théorique concernant votre roman ; si vous permettez la comparaison, on peut l'affilier au roman moderne allemand, car il combine la narration et l'essai où l'on retrouve des réflexions sur l'histoire de l'art et les nouvelles technologies de la communication. Est-ce que vous croyez que le roman peut mieux aborder ces problématiques qu'un essai philosophique ? Je crois que le roman doit rendre compte de tout ce qui touche à l'humain, de près ou de loin. L'art et la technologie sont les deux aspects fondamentaux de la vie spirituelle de l'homme. Ne pas en parler, c'est sans doute passer à côté de quelque chose. Je ne fais pas de philosophie lorsque je parle d'un tableau qui m'a touché au plus haut point, je ne fais que retranscrire des émotions, les miennes ou celles de mon personnage.