De l'art de déconstruire un discours. Organiser un colloque à Alger sur Jacques Derrida n'était pas une évidence. « Jacques Derrida était juif, Algérien Français, citoyen du monde. Il offrait sa pensée à tous, sans distinction. Rendre hommage dans un pays musulman à ce grand philosophe juif, chantre de la sécularisation, peut paraître une gageure ou pis une posture politique de circonstance. Pourtant, cette célébration s'est imposée naturellement à nous, et ce voyage philosophique, culturel et politique, dans son sens le plus élevé a eu lieu », s'étonnait presque Mustapha Chérif, dans son introduction. Jacques Derrida, né Jackie Derrida le 15 juillet 1930 à El Biar (Algérie), mort le 9 octobre 2004 à Paris, est le fondateur de la déconstruction, une méthode, voire une école de la philosophie contemporaine. Cette pratique d'analyse textuelle est employée pour décortiquer de nombreux écrits (philosophie, littérature, médias) afin de révéler leurs décalages et confusions de sens, par le moyen d'une lecture se focalisant sur les postulats sous-entendus et les omissions dévoilées par le texte lui-même (Wikipédia). « L'héritage que j'ai reçu de l'Algérie est quelque chose qui a probablement inspiré mon travail philosophique. Tout le travail que j'ai poursuivi, à l'égard de la pensée philosophique européenne, occidentale, comme on dit, gréco-européenne, les questions que j'ai été amené à lui poser depuis une certaine marge, une certaine extériorité, n'auraient certainement pas été possibles si, dans mon histoire personnelle, je n'avais pas été une sorte d'enfant de la marge de l'Europe, un enfant de la Méditerranée, qui n'était ni simplement Français ni simplement Africain, et qui a passé son temps à voyager d'une culture à l'autre et à nourrir les questions qu'il se posait à partir de cette instabilité. Tout ce qui m'a intéressé depuis longtemps, au titre de l'écriture, de la trace, de la déconstruction de la métaphysique occidentale — que je n'ai jamais, quoi qu'on en ait répété, identifiée comme une chose homogène ou définie au singulier—, tout cela n'a pas pu ne pas procéder de cette référence à un ailleurs dont le lieu et la langue m'étaient pourtant inconnus ou interdits », a répondu, comme en écho, Jacques Derrida à Mustapha Chérif. Une quinzaine de philosophes, psychanalystes… se sont penchés sur l'œuvre du philosophe lors du colloque qui a eu lieu en novembre 2006 à Alger. Le livre tiré du colloque (Actes Sud) est une petite merveille dans la mesure où l'on découvre toute la complexité de l'œuvre de l'enfant d'El Biar. La relation entre Jacques Derrida et l'Algérie n'a jamais été facile. « Mes héritages : je voudrais parler comme Algérien, né juif d'Algérie, de cette partie de la communauté qui avait reçu en 1870, du décret Crémieux, la nationalité française et l'avait perdue en 1940. Quand j'avais 10 ans, j'ai perdu la citoyenneté française au moment du régime de Vichy et pendant quelques années, exclu de l'école française, j'ai fait partie de ce qu'on appelait, à ce moment-là, les juifs indigènes, qui ont rencontré parmi les Algériens de l'époque plus de solidarité que de la part de ce qu'on appelait les Français d'Algérie. C'est l'un des tremblements de terre de mon existence. Il y en a eu d'autres. Il y a eu la guerre, ce qui a suivi la guerre, tous les tremblements de terre symboliques et politiques qui ont secoué l'Algérie depuis 1962 et qui continuent de la secouer. Je parle ici, comme Algérien devenu Français un moment donné, ayant perdu sa citoyenneté française et l'ayant retrouvée. Parmi toutes les richesses culturelles que j'ai reçues, que j'ai héritées, ma culture algérienne est parmi celles qui m'ont le plus fortement soutenu », a confié Jacques Derrida sur le blog de Mohamed Benchicou. Un livre indispensable. Derrida à Alger, Actes Sud, 2007 Voir le témoignage de Derrida sur l'Algérie http://benchicou.unblog.fr/2007/05/19/moi-lalgerien-de-jacques-derrida/