Introduction Une des raisons de la descente des jeunes dans la rue dans les pays en développement en général et des pays du Maghreb en particulier ces dernières semaines est l'inadéquation entre l'enseignement à tous les niveaux et l'emploi dans tous les secteurs. Les institutions d'enseignement fonctionnent à la manière d'usines avec pour objectif la formation du maximum «d'outputs» humains sans se soucier de la capacité des secteurs économiques à les absorber. De leur côté, les secteurs économiques appliquent la logique du marché qui fait que seuls les candidats les plus performants arrivent à être recrutés. Le résultat est que seul un pourcentage minime (les chiffres sont sujets à débat) des diplômés est employé. Pour renverser cette tendance, trois actions doivent être menées simultanément : (1) la réforme de l'enseignement à tous les niveaux, (2) la réforme du système d'emploi et (3) la relance de la croissance économique. Comment chacune de ces réformes doit-elle être menée ? C'est ce à quoi cet article tente de répondre. Réforme de l'enseignement à tous les niveaux Tout d'abord il faut faire deux remarques importantes. D'abord, il ne s'agit pas de croire que l'équation enseignement-emploi est une équation absolue mais qu'elle est plutôt relative. Les effectifs formés ne seront jamais employés à 100%. Il y a toujours, même dans les pays développés, un pourcentage qui reste non employé. En d'autres termes, le plein-emploi est un «mythe». Ensuite, concernant la réforme de l'enseignement, il s'agit de faire correspondre, autant que faire se peut, les objectifs de l'enseignement à ceux de l'emploi. Plusieurs tentatives de réformes ont été menées au cours des quatre dernières décennies mais elles ont été conduites «in vitro» et sans dialogue avec les secteurs d'activité qui sont, en dernier ressort, les utilisateurs du produit des institutions d'enseignement. Ce qui est nécessaire aujourd'hui, compte tenu des revendications récentes des populations dans plusieurs pays en développement, c'est une réforme basée sur deux orientations principales : (1) la mise en relation des cursus scolaires avec les besoins des secteurs d'activité, et (2) la formation de «créateurs d'emplois» plutôt que de «chercheurs d'emplois». S'agissant de la première orientation, l'adéquation cursus-besoins, il y a lieu d'institutionnaliser un dialogue permanent entre les institutions d'enseignement à tous les niveaux et les secteurs d'activité. Il est vrai que ce dialogue entre ces deux parties a souvent été invoqué et revendiqué dans le passé, mais il est resté au stade de vœux pieux exprimés souvent dans des colloques universitaires. L'autre problème qui se pose est que les institutions d'enseignement attendent que les secteurs économiques fassent le premier pas et les secteurs économiques, de leur coté, attendent que les institutions d'enseignement fassent le premier pas. Il s'agit donc aujourd'hui de briser cet attentisme et de passer à l'acte en construisant un pont (un bridge) entre ces deux «sourds-muets». Pour cela, il faut que (1) le gouvernement demande aux parties concernées -les ministères de l'enseignement et de l'emploi - de se mettre autour d'une table et d'initier un dialogue pour partager leurs objectifs et leurs moyens. Il faudrait commencer par faire une évaluation de la situation actuelle et une estimation des besoins des secteurs en ressources humaines qualifiées. A partir de ce diagnostic, il faut construire un système qui permettre d'évaluer en permanence ces deux types de données et de prendre les décisions correctives qui s'imposent d'un coté comme de l'autre. S'agissant de la deuxième orientation (formation de créateurs d'emplois), en partant du diagnostic établi de la situation, il faudrait orienter les sortants des institutions d'enseignement de plus en plus vers la création d'entreprises plutôt que vers le marché du travail. En effet, jusqu'à aujourd'hui, les écoles, lycées, universités et centres de formation préparaient les étudiants au marché du travail. Une fois formés, les étudiants cherchent un travail dans les secteurs économiques ou non économiques du pays ou dans un autre pays (France, Canada, Angleterre, USA, etc). Mais, si les perspectives d'emploi au niveau national et au niveau international dans les années 1960 et 1970 étaient favorables, depuis les années 1980, les chances de trouver un job sont très réduites, sinon nulles, en raison du coup d'arrêt porté aux projets de développement, aboutissant à une quasi-stagnation des économies des pays en développement. Ces pays sont passés, en effet, d'économies de substitution d'importation (ESI) à des économies de substitution de développement (ESD). En vue de renverser cette situation, il faudrait que les institutions d'enseignement à tous les niveaux encouragent les étudiants à prendre la relève de l'Etat et à faire d'eux non plus de simples chercheurs d'emplois mais de véritables créateurs d'emplois, notamment par le biais de la création d'entreprises. Ce faisant, les étudiants non seulement trouveront à se placer eux-mêmes mais aussi, et c'est ce qui est encore plus louable, d'offrir du travail à d'autres, provoquant ainsi un effet multiplicateur d'emplois dans l'économie. Cela passe bien entendu par un changement des mentalités au sein de l'Etat mais aussi des étudiants qui doivent passer de «l'esprit d'assistés» à «l'esprit d'assistants». Pour permettre cette conversion, l'Etat doit mettre en place des mécanismes plus souples d'accès à la création d'entreprises dont nous donnons quelques idées ci-après. Réforme du système de l'emploi Le système actuel d'emploi est caractérisé par un marché du travail libéral où le chercheur d'emploi se présente pour voir s'il existe une entreprise qui a besoin de ses compétences. Il/elle envoie son CV aux entreprises ciblées et attend une réponse qui parfois n'arrive jamais. A côté de ce système officiel, il y a un système non officiel où certains obtiennent un emploi parce que des membres de leur famille ou des amis sont intervenus auprès d'une entreprise qui accepte de les embaucher. Tout le monde connait ce système dit du «piston». Ce mécanisme parallèle, on le devine, a un impact décourageant sur ceux qui empruntent la voie officielle. L'autre système, officiellement «officiel», mais qui est devenu marginal sur le terrain au cours deux dernières décennies est celui de l'Agence Nationale de l'Emploi (ANEM). Selon ce système, les candidats à l'emploi sont tenus de passer par cette agence qui centralise toutes les offres d'emploi. Malheureusement, en dépit des efforts qu'elle fait, l'ANEM ne maitrise ni les flux de demandeurs d'emploi ni les offres d'emploi qui minimes en raison de la stagnation évoquée ci-dessus. Le résultat est que l'Agence n'arrive à satisfaire qu'un pourcentage infime de la demande, laissant dans la rue la plus grande majorité. Pour desserrer l'étau dans lequel se trouve cette Agence, il faudrait encourager la création d'agences privées qui la soulageraient du poids trop lourd représenté par les demandeurs d'emplois et qui seraient plus agressives s'agissant de la recherche d'opportunités d'emploi au niveau des secteurs d'activité. Cette soupape que constitueraient les agences privées réduirait les inconvénients du système libéral et ceux du monopole exercé par l'ANEM actuellement. En parallèle, il faudrait aussi encourager le mouvement associatif pour qu'il s'engage dans la lutte contre le chômage. Relance de la croissance économique Les réformes décrites ci-dessus ne pourraient réussir que si une autre réforme est engagée : la réforme de la pensée et de la politique économique. C'est aussi simple que cela : sans croissance économique, il ne peut pas y avoir d'emploi. Or, depuis la fin des années 1970, il y a eu un arrêt des projets industriels qui étaient les plus grands générateurs d'emplois dans les années 1960 et 1970. A cette stagnation économique publique, il faut ajouter le fait que les activités privées, qui ont été créées depuis 1980 n'ont pas été de grandes créatrices d'emplois. En effet, un grand nombre de ce qu'on appelle les PME/PMI a été créé dans ce que j'appelle plus largement la « Fast-Food Industry » (FFI), c'est-à-dire : la restauration, le commerce, les transports, l'hôtellerie, etc. Le résultat est que les entreprises publiques et les entreprises privées réunies n'ont pas pu faire face à la demande croissante d'emploi, notamment les jeunes sortant des institutions d'enseignement. Face à ce déficit, que faire ? Deux choses : relancer l'investissement dans le secteur public et encourager l'investissement privé (national et étranger). Contrairement à ce que pensent beaucoup, y compris des économistes, il y a encore des choses à faire dans le secteur public, notamment dans les activités liées aux hydrocarbures. En effet, continuer à exporter le pétrole et le gaz à l'état brut est une politique suicidaire à moyen/long terme. Il faudrait faire ressortir des tiroirs les projets concernant la pétrochimie (plastique, pneumatiques, textiles synthétiques, etc.), et les redimensionner à l'échelle des besoins de l'économie nationale. Il faudrait aussi repenser le développement agricole qui est un secteur plus stratégique que le secteur des hydrocarbures car il permet, pour emprunter la terminologie de Abraham Maslow, de satisfaire le premier besoin de la population : les besoins biologiques. Le troisième secteur à relancer, plutôt à initier, car il n'a jamais été lancé est le tourisme. Il n'est plus à démontrer, en effet, que le tourisme est un important générateur d'emplois et de devises qui peuvent elles-mêmes peuvent être utilisées à la création d'autres emplois. Le quatrième secteur à encourager est celui des TIC's (Technologies d'Information et de Communication). Parallèlement à la relance de l'investissement dans le secteur public, il faudrait encourage l'investissement par le secteur privé national et étranger. En effet, quels que soient les efforts entrepris par l'Etat pour relancer la machine économique publique, ces efforts ne seront pas suffisants et doivent être complémentés par ceux entrepris par le secteur privé. Cependant, il ne s'agit pas, une fois encore, d'encourager les investissements dans la «Fast-Food Industry», mais plutôt dans les secteurs pourvoyeurs d'emplois : agro-alimentaire, petite transformation, tourisme, TIC's, etc. Il faudrait aussi encourager l'investissement étranger dans les domaines où l'expertise nationale n'est pas disponible et où, bien entendu, cet investissement est du type « win/win » pour l'étranger et pour les économies émergeantes. Conclusion En conclusion, l'adéquation «Enseignement-emploi » est tout à fait possible si les trois actions décrites ci-dessus – la réforme de l'enseignement, la réforme du système d'emploi et la relance économiqu- sont adoptées et mises en œuvre. Dans leur application sur le terrain, il faut veiller à créer des liens permanents de type «feeback» (va-et-vient) entre ces trois actions et les acteurs qui doivent les mener collectivement afin d'éviter les politiques «isolées» du passé menées par chaque partie séparément. Ce défi est tout à fait réalisable à condition que (1) on soit d'accord que l'emploi est un objectif majeur de l'enseignement, (2) qu'il y ait une volonté commune de dialogue entre les deux parties concernées, les autorités chargées de l'enseignement et celles chargées de l'emploi.
Dr Arezki Ighemat. Professeur d'économie et de marketing; Master of Arts in Francophone Literature. [email protected]