Abderrahmane Mounif est l'écrivain le plus nomade de sa génération. De l'Arabie Saoudite, l'Irak, la France et la Syrie, sans oublier bien sûr Amman. Amman est la ville d'enfance de Mounif. C'est dans cette ville qu'il a écrit son récit autobiographique dans lequel il évoque son enfance et surtout l'image de la ville mythique d'Amman à travers le temps et les différents périples d'une personne, d'une ville et d'une terre face aux agressions d'un modernisme bâti sur le pouvoir de la force et la colonisation et qui n'a, en finalité, généré que des fixations et des défaites qui se sont enchaînées et accumulées à travers le temps. Dans tous ses écrits, Mounif se repositionne face à ces interrogations ontologiques délicates. Evoquer aujourd'hui Mounif, c'est mesurer combien sa perte a été si grande pour la littérature arabe qui a choisi la voie difficile et insurmontable de la modernité. Mort à Damas il y a plus d'une année, terrassé par une longue maladie qui n'a d'autres noms que ceux de la solitude et l'exil, il a laissé un grand vide littéraire. L'évoquer, c'est aussi parler d'un grand écrivain qui, pendant plus d'un demi-siècle de pratique littéraire, n'a pas arrêté d'étonner ses lecteurs. Mounif nous laisse aujourd'hui une trace ineffaçable : ses romans et une écriture qui a évolué à travers un parcours atypique. Dès ses débuts, la thématique politique et carcérale s'est imposée dans son écriture comme une constante incontournable. Dans ses romans, Les arbres et l'assassinat de Merzouk, L'Est de la Méditerranée, Traduit chez Sindbad, Quand on a quitté le pont..., se croisent les grandes inquiétudes politiques et esthétiques de Mounif. Certes, ce sont en finalité des choix de l'écrivain, mais des choix faisant partie de toute une vie perturbée par les déplacements, les incarcérations pour les prises de position politique contre le pouvoir et les exils. Les avatars de son histoire personnelle ne lui ont pas simplifié la vie. Né en Arabie Saoudite, de mère irakienne et de père saoudien ; romancier et docteur en économie du pétrole, rédacteur en chef de la revue Pétrole et développement, une enfance à Amman et un exil à Damas, des responsabilités qui lui donné la possibilité d'être en contact permanent avec ces nouveaux bruissements d'une modernité qui n'avait de moderne que le confort matériel. Port d'attache Il a vécu en déplacement permanent avant de retrouver un port d'attache : Damas qui a changé sa vision de l'écriture. Il déplaça vite son champ d'investigation au milieu du désert. Les dernières œuvres sont les plus marquantes de sa production littéraire dans lesquelles la thématique du désert devient l'essentiel de son écriture. Dans Les Extrémités (an nihayat, 1978), Mounif reprend à son compte les ingrédients qui font de l'espace désertique un lieu de lecture de l'invisible et de l'indicible. Tiba est un petit village au fin fond du désert, rythmé par une vie ancestrale sans grands bouleversements ni changements. Une société tribale liée par le lien du partage plus que celui du sang ; où tout fonctionne à partir des codes qui viennent de très loin. Des codes partagés et qu'un étranger ne pourra jamais comprendre sauf s'il s'identifie à cette société qui demeure fondamentalement secrète et fermée dans ses référants. La chasse est son moyen de subsistance et de survie. Un jour, quatre étrangers perturbent la vie de Assaf, homme très attaché aux valeurs d'une chasse modérée en lui demandant de les accompagner dans leur chasse. Il accepte à contrecœur, mais laisse sa vie et celle de son chien dans une tempête de sable. Après les funérailles, le désert de Tiba reprend son rythme de vie avec ses codes inviolables et ses mythes qui alimentent ses histoires populaires qui viennent de très loin où le temps est incalculable. Assaf n'est pas un héros dans le sens classique. Un symbole qui se bat pour la préservation de la nature et de ses secrets. Ce n'est pas le désert des cartes postales. « C'est le désert du vide et de la soif qui se régénère constamment. Dans ces lieux arides, tout change. La vie elle-même change. Les hommes aussi. Leurs habitudes. La sérénité est temporaire et les colères débordent vite. » 1978, 5. L'écrivain arabe le plus en vue Mounif a trouvé dans cette thématique un retour vers l'histoire, la vraie, celle cachée sous des tas de dunes et de pierres noires qu'il faut savoir faire parler. Dans son roman phare Les Cités de sel (5 tomes : L'Errance, Le Ravin, Musique de la nuit et du jour, Le Déraciné, La campagne de la déperdition) qui fait de lui, aujourd'hui, l'écrivain arabe le plus en vue ; il a su bâtir des débris d'une histoire, un monde vivant. Ce n'est pas un roman seulement, c'est une épopée qui efface toutes les images reçues et les couleurs dorées des cartes postales touristiques. Mounif revisite un monde fait de vies perturbées, de déceptions, de bouleversements politiques, de traîtrises, de sang et de joies. « Ainsi le monde fut au début de ce siècle. Morane, ce désert noyé dans le sable et l'oubli. Quand ses cents émirs s'entretuaient, leurs Etats grandissaient ou finissaient par s'éteindre dans le désert investi par les pluies, les sauterelles et les razzias. » (Musique de la nuit, 1989, 9). Un siècle de batailles perdues et de bouleversements sans fin, pour une modernité qui n'a jamais trouvé de terrains propices à son épanouissement. Les fausses assurances générées par la découverte du pétrole n'ont rien donné. C'est plutôt le contraire qui s'était imposé, une fausse modernité, mais aussi une fausse cité qui n'a rien à voir avec celle de Socrate ou Platon. Une cité de sable qui fond sous la force des tempêtes les plus élémentaires. Les Cité de sel a été traduit dans plusieurs langues dont l'anglais. Le roman a suscité un grand intérêt dans le monde littéraire anglo-saxon, même si cette nouveauté n'a pas été du goût du critique américain John Updike dans le Newyorker (18 octobre 1988). « Abderrahmane Mounif n'a pas été très imprégné dans Les Cités de sel de l'écriture occidentale pour réaliser une œuvre d'obédience épique. Son texte est plus proche de ce qu'on appelle aujourd'hui le roman que de l'épopée. » Comme s'il existe une seule définition, une seule pratique, un seul modèle d'écriture, l'épopée occidentale ? Ce qu'on sait aujourd'hui, c'est que les conséquences de ces romans ont été très grandes et très dures pour Mounif. Un exil définitif, le retrait de son passeport saoudien, le retrait de sa nationalité saoudienne. Il a vécu les vingt dernières années de sa vie en apatride. Même quand il a reçu le Grand prix du roman arabe (GPRA), son déplacement au Caire s'est fait sur la base d'un document provisoire de quelques jours, pas plus. Mounif savait mieux que quiconque que dégager les différentes strates des dictatures arabes et la mise à nue de leur histoire commune et leur fonctionnement n'est pas chose aisée, ça peut coûter tout simplement une vie.