Il se tient assis au bord du trottoir, en bordure de la route qui relie Oran à Alger. Des camions, des voitures, du bruit, de la vitesse et de l'encombrement. La température est douce et l'air agité. Je viens de garer à côté de celui qui ne voit rien. En retrait de la réalité, le jeune inconnu de Oued Fodda est en posture d'attente devant son kiosque à musique sommaire, matériel déglingué. Survêtement, bonnet enfoncé sur les oreilles, les mains dans les poches, le regard pointe loin, vague et pointu. Deux yeux de pierre. Vagues et durs. L'air est doux. Je t'aime, j'aime ta beauté. Un chanteur (Hasni ?) chante l'amour et la beauté, le désir. Et lui, là d'un seul bloc, il est là-dedans dans la chanson, au bord de ma route, à l'écart, en situation extrême. Immobile pendant longtemps. Trop vivant pour être un fantôme. Il me fait peur. Où commence l'humain mort ? A quelques centimètres de l'inconnu, je tire des bordures entre lui et moi. Les livres feront le lien. Le jeune homme de Oued Fodda me fait l'effet d'être dans son camp, un de ces camps de la mort où le prisonnier survit en gardant, plein la tête, des choses du temps d'avant, souvenirs de famille, images du dehors, lectures. Plein de trucs réels qui servent à déréaliser l'horreur du camp. Certains l'ont écrit. Wiesel, Semprun, Borovsky, Bettelheim, Dostoïevski. Tu te fabriques ton île dans l'archipel du goulag. Dans le camp de la mort, tu es chez toi, vivant avec des séquelles d'avant ta mort. Embarquée dans la littérature carcérale, j'arrive à visualiser un Fabrice del Dongo que Stendhal enferme dans une cellule haute, signe d'affranchissement et d'héroïsme. Liée à l'idée de défaite apparente et de victoire secrète, la rêverie cellulaire est réjouissante dans mes livres romantiques. Mais ici, à Oued Fodda, au bord de ma route entre Oran et Alger, rien que de la platitude, à hauteur d'homme. Mon héros me fascine. Prison plate où le moi parvient à s'échapper, s'élevant au-dessus de l'air pollué d'une route nationale, embarqué d'un bloc dans sa chanson d'amour passée en boucle. « Je t'aime, j'aime ta beauté. » Autour de lui et d'elle, un paysage masculin. Que des hommes et moi dans la voiture qui attend de redémarrer vers Alger. Malaise de mon côté. De quel côté est la vie ? Où commence l'humain mort ? Dans son camp, le jeune inconnu est parvenu à déréaliser le monde que je crois réel. Tour de force douloureux que rien n'explique. Pas de prison. Un village de l'intérieur d'un pays indépendant, une vie normale. Qui est vivant ? Lui, minéralisé dans sa chanson d'amour ? Moi, dans le cours du temps qui file vers Alger entre deux poids lourds lancés à grande vitesse ? Qui est vivant ? Tirer les bordures entre l'inconnu et moi. Entre lui et moi, une histoire de fantômes dans le pays qui est le mien. Un jeune homme existe dans un camp, dans une jeune Algérie libre et indépendante. Dans notre grand tout social, dans notre société qui se veut communautariste, il existe peut-être une multiplicité d'îlots. Autant d'exils intérieurs que d'individus sans royaume. Je t'aime, j'aime ta beauté. Au bord d'une route nationale, au pied de la montagne qui a vu naître mon père (hasard ?), me voici brusquement rappelée à l'ordre des vivants. Moment de lucidité. Impression d'être des âmes errantes dans le monde du néant, en quête d'oubli, sans espoir de le trouver. Je t'aime, j'aime ta beauté. La chanson pèse les mots qui bétonnent l'existence de l'inconnu de Oued Fodda. J'ai repris la route en laissant derrière moi le sens et le son comme o. Mandelstam qui écrit à Voronèje en janvier 1937, entre deux arrestations : Levain du monde tout chéri Sons, larmes et labeurs... Accents drus de la pluie Du malheur qui bouillonne Et pertes de sons Dans quelle mine irai-je vous rechercher ? Dans la mémoire mendiante Voici que je sens des meurtrissures Pleine d'une eau cuivrée Je tâtonne à leur poursuite Me haïssant, sans guide aucun, A la fois aveugle et son guide. Entre Oran et Alger. RN... J'ai perdu le sens et le son. Où commence l'humain mort hors du camp littéraire ?