- Le mouvement de grève des médecins résidents boucle déjà trois mois, y a-t-il, d'après vous, une issue à ce conflit ? Je pense qu'il serait sage, pour nos responsables, d'être très attentifs et à l'écoute de tout ce qui vient des jeunes, en général, parce qu'ils ont une perception du présent et de l'avenir que n'ont pas ceux qui vivent dans leur bulle. Les jeunes sont dans le réel, alors que les autres sont dans la mythologie du passé. Concernant les revendications des médecins résidents, principalement celle en rapport avec le service civil, les pouvoirs publics feignent de ne pas comprendre qu'il s'agit là d'une revendication nodale qui s'inscrit dans le cadre d'un Etat de droit, c'est-à-dire pleinement dans le sens des réformes profondes en débat actuellement, s'ils n'ont pas compris cela, c'est très grave. Quant à la deuxième revendication, elle porte sur leur formation ; quoi de plus normal que de demander à être mieux formé, même si parfois la formulation a été quelque peu maladroite. Ne devrions-nous pas profiter de cette opportunité pour tout mettre à plat, pour que nous, enseignants, nous nous remettions en cause ? C'est souvent très utile de s'adapter aux évolutions en cours, surtout que beaucoup d'insuffisances sont constatées tous les jours par tout le monde. En effet, sur ce plan, il faut qu'un cahier des charges soit élaboré, qu'une nomenclature de tous les actes : type d'intervention, d'exploration que doit maîtriser le médecin spécialiste formé, soit établie pour chaque spécialité. Ne voit-on pas aujourd'hui de plus en plus d'explorations faisant appel à des équipements opératoires, pourtant disponibles, n'être pratiquées qu'une fois par semaine ou moins, et souvent exclusivement par une personne, sans que l'on se soucie de la formation ni de la rentabilité des équipements qui, ailleurs, sont mis à contribution tous les jours quand ce n'est pas 24h sur 24h. Pour ce qui est de l'issue que pourrait connaître ce conflit, je pense que le meilleur moyen d'y parvenir est que les pouvoirs publics répondent à ces revendications avec responsabilité, en ne s'enfermant pas dans des attitudes dogmatiques. Nous ne sommes plus dans les années 1960 ou 1970 pour tout imposer.
- Le ministère de la Santé, Djamel Ould Abbès, promet la promulgation avant la fin du mois en cours du décret portant statut particulier du médecin résident, est-ce suffisant pour une satisfaction totale des revendications des grévistes ? Le décret portant statut particulier du médecin résident contribuera certainement à apporter de la sérénité dans les négociations en cours, mais il ne faut pas rêver ; il est difficile d'imaginer que des mesures à même de satisfaire réellement les grévistes soient décidées par les pouvoirs publics. D'ailleurs, pourquoi avoir attendu qu'on arrive à cette situation de pourrissement pour se rendre compte que les résidents ont besoin d'un statut particulier ? Pourquoi avoir résisté à toute réévaluation de la rémunération du résident, du médecin généraliste, du praticien spécialiste et de l'hospitalo-universitaire pendant aussi longtemps ?
- L'abrogation de l'obligation du service civil est la principale revendication des médecins résidents. Une demande rejetée catégoriquement par le Premier ministre Ahmed Ouyahia. Quel est votre commentaire ? La demande d'abrogation du service civil est légitime car il s'agit d'une mesure anticonstitutionnelle en violation flagrante de l'article 29 qui stipule que «les citoyens sont égaux devant la loi sans que puisse prévaloir aucune discrimination pour… toute autre condition ou circonstance personnelle ou sociale». Le service civil est injuste car il pénalise gravement le médecin spécialiste nouvellement diplômé. Le jeune résident qui entre dans la vie active se prépare à fonder un foyer ? Acquérir un logement, un emploi stable, un véhicule, bref, ce qu'il faut pour mener une vie décente. Quand pourra-t-il réaliser ce rêve si on lui fait perdre 1 à 4 ans de sa vie après 10 à 12 ans d'études après le bac et 2 ans de service militaire. Si par malheur il est déjà marié en fin de cycle, le service civil entraînera, à coup sûr, le divorce. C'est malheureusement souvent le cas. Le service civil est inutile car totalement inefficace : le spécialiste nouvellement affecté dans ce cadre ne s'investira jamais pleinement. Isolé, exerçant dans des structures sanitaires obsolètes, qui n'ont de sanitaire que le nom, sans aucun soutien, ni de sa tutelle ni des autorités locales, il ne fait que signer les transferts vers les CHU du Nord. Un calcul du temps d'activité effectué durant le service civil dans les Hauts Plateaux nous a permis d'aboutir, à partir de quelques exemples, à une activité effective approximative de 8 mois sur 3 ans par médecin spécialiste. Comme nous pouvons le voir, cette mesure ne sert que la démagogie de responsables qui croient berner tout le monde en étalant les chiffres de couverture sanitaire sans en évaluer le bénéfice réel. Allez demander aux populations de ces régions, pas à leurs élus, ce qu'elles pensent de leurs hôpitaux et polycliniques, vous aurez une réponse cinglante sur l'utilité du service civil. Ceux qui diront que le service civil ne peut être abrogé se trompent lourdement, car il le sera et dans pas très longtemps. Il ne peut être maintenu dans un Etat de droit : «J'ai mon diplôme, je vais où je veux, je dispose de ma vie comme je l'entends, elle dépend de moi et du marché du travail. Offrez des conditions attractives, j'y réfléchirai», voilà la devise qu'il faudra respecter.
- Mais le ministère de la Santé parle d'une dette des médecins résidents envers le peuple… Je pense que c'est un argument dont il ne faudrait pas trop abuser, parce que, comme ont répondu en masse les résidents qui ont eu la décence de ne pas aller jusqu'à rendre publiques les listes de bénéficiaires de bourses en devises, exemptés du service militaire et du service civil quand ils ont pu faire médecine, il y en a qui ont beaucoup plus à rembourser, surtout que parmi ces derniers, beaucoup sont bénéficiaires de tous les fonds destinés à la revalorisation de l'agriculture, de la pèche et j'en passe ; mais ces dettes ont peut-être été déjà effacées. Et puis, a-t-on fait signer un contrat d'engagement à effectuer le service civil au moment de l'inscription pour demander aujourd'hui le remboursement des frais d'enseignement ? Et pourquoi aux seuls médecins spécialistes ? Tout cela ne peut pas nous détourner du problème souvent dramatique que vivent les populations de ces régions car le problème est réel et de vraies solutions doivent être trouvées, des solutions sérieuses et durables. La santé de la population doit être classée priorité nationale et enjeu de sécurité nationale : Durant les débats au sein de la dite «commission des sages» un élu du Sud aurait, paraît-il, menacé de prendre les armes si on abrogeait le service civil ; je ne sais pas si c'est contre les pauvres résidents, mais je ne crois pas que ce soit contre ceux qui ont privé ces régions du minimum depuis 1962. Les propositions que l'on peut faire sont de trois ordres : à court terme, pour mettre fin à cette grève, on peut proposer, à titre transitoire, de réduire la durée du service civil à un an, quelle que soit la région d'affectation, moduler l'indemnité d'éloignement qui doit être conséquente en fonction de la région, jumeler les services de l'intérieur avec ceux des CHU et EPH du Nord, envisager des échanges et visites périodiques qu'effectueraient les professeurs, maîtres-assistants dans les structures de ces régions ; ce qui permettra une meilleure prise en charge des malades et la poursuite de la formation des nouveaux médecins spécialistes. A moyen terme, redynamiser les structures de soins de base, dont la couverture nationale est satisfaisante par la mise en place de réseaux de soins et l'élaboration de programmes de formation et de lutte contre les maladies prévalentes et leurs facteurs de risque. Tout est prêt pour lancer cette étape qui repose sur la base de la pyramide de soins constituée de généralistes dont le nombre est largement suffisant pour prendre en charge correctement plus de 80% de la pathologie du pays. L'Algérie a préféré opter pour les solutions les plus coûteuses en inversant la pyramide alors que beaucoup de pays riches ont considérablement réduit la morbi mortalité des maladies prévalentes en optant pour des solutions peu coûteuses mais très efficaces, reposant sur le médecin généraliste, pivot du système de santé. A plus long terme, l'Etat doit consentir un effort de développement global de l'ensemble de ces régions, donc de l'ensemble du pays. La qualité de vie doit être l'objectif prioritaire, car c'est elle qui permettra à chacun d'aller vivre et se fixer dans n'importe quelle ville ou village sans craindre pour le niveau d'enseignement pour les enfants, les possibilités de pratique du sport, de la musique, de distractions diverses et variées, d'emploi ; bref tout ce qu'il faut pour bien vivre, c'est ce qui arrêtera le phénomène des harraga. Ce n'est pas sa criminalisation. Pour y arriver, il n'y a pas que le médecin spécialiste à attirer, mais tous ceux qui doivent contribuer au développement de ces villes et villages. Comment les attirer ? En y mettant le prix. Ce qui est possible si on récupère toutes les sommes détournées.