C'est l'été et bientôt le Ramadhan. Cette année encore, ces deux périodes de fêtes et de «gourmandises» coïncident en Algérie. Les gens ont tendance à passer les nuits dehors après avoir bien mangé, question de digérer. Mais souvent, dans ce contexte, après un repas bien gras, il ne suffit pas de quelques tours sur la piste de danse ou d'une virée en ville pour se sentir léger. Plusieurs citoyens finissent dans un bloc opératoire des urgences pour un lavage gastrique. Pis encore, quelquefois, le lavage d'estomac ne suffit pas pour évacuer les toxines ingérées. Le nombre d'intoxications alimentaires en Algérie devient de plus en plus inquiétant. Selon les chiffres officiels, 3000 à 5000 cas sont enregistrés annuellement. Si les intoxications collectives sont mises sur le dos des citoyens qui ne respectent pas les règles d'hygiène durant les fêtes, il n'en demeure pas moins que l'intoxication alimentaire est causée par les infractions aux règles d'hygiène et de santé publiques, commises par les commerçants légaux et informels. Manger à bas prix et à gros risques Alger, la capitale du pays, est un échantillon représentatif de cette négligence qui met en danger la santé, voire la vie, des consommateurs. Autour des cités universitaires, les gargotes, les restaurants, les pizzerias et les cafétérias poussent comme des champignons, plutôt vénéneux. La concurrence est fondée, hélas, uniquement sur le prix, jamais sur la qualité. Ces commerces, trop convoités par les milliers d'étudiants, profitent de la situation sociale de ces derniers pour leur proposer des produits à bas prix, mais sans aucun respect des règles d'hygiène. «Le lait est presque de l'eau chauffée.» Le café a le goût du marc. Les gâteaux servis sont souvent infects. Ils sont exposés plus d'un jour, à la portée des mouches et des abeilles. L'huile utilisée pour la cuisson des frites est noire. La vaisselle est mal ou pas du tout lavée. Je me demande comment on survit en consommant tout ce poison», témoigne Madjid, 23 ans, étudiant à Bouzaréah, rencontré à la sortie de la cité universitaire Taleb Abderrahmane de Ben Aknoun. Le non-respect des règles d'hygiène est le point commun des restaurants populaires et des fast-foods algérois. Par exemple, l'huile utilisée pour la cuisson des frites est de mauvaise qualité. La règle, rarement respectée, est fixée à trois utilisations. Pourtant, la loi 88-07 du 26 janvier 1988 et le décret 93-120 du 15 mai 1993 sont clairs sur les règles d'hygiène alimentaire dans les commerces. En ignorant ces dispositions ou en les enfreignant volontairement, les restaurateurs ne respectent même pas les règles d'hygiène : tenue de travail sale, absence de toque pour les cheveux, aucune désinfection des mains et des ongles, insalubrité... En plus des restaurateurs, les marchands de denrées alimentaires ne se soucient guère des règles d'hygiène indispensables pour protéger la santé du consommateur. Plusieurs commerçants ne respectent pas les normes de stockage et d'exposition des produits facilement périssables. A la rue Tanger à Alger-Centre, tout se vend en plein air : le lait, le poisson, les boissons gazeuses et même le pain. Le poisson est servi jusqu'au soir dans des feuilles de journaux, contrairement à la réglementation régissant sa vente. Déjà que le pain vendu dans les boulangeries est de mauvaise qualité et nous réserve quelquefois de mauvaises surprises (mégots, chique et autres détritus), on l'expose à la poussière et aux différents gaz polluants. A l'entrée du marché Clauzel, place Maurétania, il est difficile de résister aux odeurs puantes dégagées par une grosse poubelle débordante. Cependant, des marchands inconscients le font. Un jeune vendeur de biscuits et de chocolat de marque étrangère a installé son étal juste derrière cette décharge anarchique. Les vendeurs de légumes ne savent même pas que leur marchandise pourrait causer des ennuis sanitaires aux consommateurs. «Si les clients lavent bien les légumes et les fruits, il n'y a aucun risque qu'ils soient infectés», a expliqué un commerçant, la trentaine. En évoquant le cas du concombre espagnol, notre interlocuteur paraît étonné. «C'est une éventualité même chez nous. Pour contrer le déficit en eau d'irrigation, certains agriculteurs utilisent de l'eau usée», a reconnu un autre marchand. La vente anarchique et non contrôlée des produits alimentaires a gagné depuis quelque temps les abords des autoroutes, devant la passivité des autorités publiques. Sur les routes reliant Alger à Bou Ismaïl et à Tipasa, tout se vend sous le soleil : des fruits, des légumes, des galettes et toutes sortes de poisson (la sardine, l'espadon et les crevettes). Dans des petits sachets blancs, on propose des poissons d'aquarium mais aussi une soupe de poisson ! A la sortie de Aïn Taya, le génie de l'informel s'illustre encore une fois. On y trouve deux restaurants clandestins, un de chaque côté de la route. Leurs propriétaires ont songé à placer tables parasols en plein champ. Ils servent des volailles et des lapins, abattus sur place sans respecter les règles d'abattage définies par la loi. Résistance de la DCP Toutes ces infractions sont commises au vu et au su de tous. Ni les brigades de contrôle de le DCP ni les bureaux d'hygiène des APC et encore moins les gendarmes et les policiers ne sont parvenus à stopper ces «crimes» contre la santé publique. «Je tiens à préciser que ne nous contrôlons que les commerces légaux. Il n'est pas dans nos prérogatives de contrôler le commerce informel», explique Nefnef Saâdi, intérimaire du chef du bureau du contrôle de la qualité de la direction de la concurrence et des prix de la wilaya d'Alger. «Concernant les commerces légaux, nos brigades restent actives sur le double plan de la sensibilisation et de la répression contre la négligence des règles d'hygiène. Aujourd'hui même (3 juillet), une dizaine de nos éléments ont entamé une campagne de sensibilisation dans les plages. Pour ce qui est du contrôle, on a relevé 872 interventions uniquement pour le mois de juin», s'est-il réjoui. Et d'ajouter : «La plupart des infractions concernent les viandes et produits laitiers.» Les brigades de contrôle de la qualité et de la conformité de la DCP définissent les infractions avec deux méthodes : le constat visuel (exemple : l'exposition du lait en plein air) et les expertises chimiques (exemple : viande jugée avariée par les inspecteurs). «L'expertise chimique repose sur deux types de prélèvements : le PO3 et le PO5. Le prélèvement officiel de trois échantillons pour analyse physique et chimique (PO3) consiste à prendre trois échantillons (un reste chez le commerçant, un autre est transféré au laboratoire de la DCP et le dernier est gardé au service du contrôle comme témoin). Le prélèvement officiel de cinq échantillons pour analyse microbiologique (PO5) se fait en prélevant cinq échantillons transférés tous vers le labo pour des tests différents», a précisé M. Nefnef. Les denrées alimentaires sont parfois à l'origine de la prolifération de germes pathogènes, de substances toxiques, de quelques maladies bactériennes et d'intoxications chimiques (pesticides, colorants, etc.). Autre revers pour le gouvernement Pour lutter contre ce danger qui menace constamment la santé publique, les brigades du contrôle de la DCP interviennent en solo ou en brigade mixte (DCP/APC ou DCP/DSA). La DCP travaille en étroite collaboration avec les bureaux d'hygiène des APC et les brigades de la direction des services agricoles. Ces dernières inspectent les unités de production : cachir, pâté, œufs, produits laitiers, etc. Bien que toutes ces brigades fournissent un effort pour protéger la santé du citoyen, elles n'arrivent pas à contenir ni à freiner le nombre ascendant des intoxications alimentaires et des maladies engendrées par les infractions à l'hygiène alimentaire. D'abord, cela est dû au manque de moyens humains et matériels des instances de lutte et de contrôle. Pis, plusieurs commerçants empêchent le bon déroulement des inspections. Quand les vendeurs et les restaurateurs, d'un secteur donné, s'aperçoivent qu'il y a des inspecteurs sur le terrain, ils baissent rideau. «La fermeture des commerces lors des inspections est une obstruction à la loi passible de poursuites judiciaires et le retrait du registre du commerce. Le propriétaire du local a intérêt à avoir un bon alibi à la l'inspection suivante», explique encore Saâdi Nefnef. Notre interlocuteur refuse cependant de répondre à la question de savoir si son service a été déjà confronté à des cas de complicité entre les inspecteurs et des commerçants véreux et déclare ne pas être au courant de l'existence de telles pratiques. Encore que les instances de lutte contre les infractions des règles d'hygiène ne peuvent pas intervenir dans le commerce informel, vrai casse-tête pour l'économie nationale et la santé publique. L'Etat, encore une fois, fait preuve d'incapacité. Malgré les assurances répétitives de plusieurs ministres, le gouvernement n'arrive guère à protéger le citoyen livré à lui-même en l'absence d'associations actives de protection des consommateurs.