Un texte magnifique sur une enfance et une adolescence en Algérie. Le nouveau roman de Nina Bouraoui, Sauvage*, est une œuvre qui procure des moments de bonheur rarement éprouvés. Un style épuré, servi par une écriture limpide, font de ce livre l'un des meilleurs de cette année littéraire qui a vu paraître plus de 700 titres en France. Une lecture donc vivement conseillée pour les vacances d'été qui se profilent à l'horizon. Dès l'incipit, on fait connaissance avec Alya qui se présente comme la narratrice. Une adolescente qui vient tout juste de sortir de l'enfance mais très angoissée par l'orée de la nouvelle année 1980. Elle l'exprime en ces termes : «Tout le monde sait que quelque chose va arriver, va changer, que la technologie va dépasser les humains, va les dévorer, qu'il faudra se retourner vers quelque chose d'autre, quelque chose d'opposé, quelque chose où l'homme a repris sa place. On attend une catastrophe, mais on ne sait pas de quel côté elle va surgir». Avec des mots simples mais à la charge symbolique très forte, on subodore tout de suite les périls qui guettent la société algérienne à travers la montée de l'extrémisme religieux. La narratrice n'en dit pas plus, même si elle se fait l'interprète des inquiétudes qui traversent son entourage et, au-delà, toute l'opinion. Alya excelle dans ce rôle d'adolescente perspicace, capable de poser des questions déroutantes aux adultes, tout en apportant elle-même des réponses pertinentes. Cette pertinence fait mouche à chaque paragraphe. Alya pourrait faire penser au petit Momo de La vie devant soi de Romain Gary ou au Kid de Charlie Chaplin, par son côté rebelle et insolent au bon sens du terme. Après les questions existentielles, on fait connaissance avec l'entourage d'Alya et le premier personnage qui émerge est Sami, son alter ego et camarade de jeu. Or, on sent que Sami est porteur d'une blessure au plus profond de l'âme, faisant de lui un être taciturne mais à la présence imposante. Alya livre au fur et à mesure les causes de la mélancolie de son jeune ami. Un père souvent absent qui n'arrête pas de voyager, parcourant le monde jusqu'à la Chine. La maman de Sami, en plus d'une relation bizarre avec son fils, multiplie les aventures extra-conjugales pour se consoler de l'absence d'un mari nomade. Alya a découvert le pot aux roses un soir en se mettant à une fenêtre. M. Hamza, l'ami de la mère de Sami, rejoignait celle-ci dans le jardin et après avoir laissé libre cours aux effusions de sentiments, leur rencontre s'est transformée en sensualité débordante. Alya considère ce moment intime où elle a été invitée par inadvertance comme un moment fondateur de sa vie sexuelle ultérieure. Elle était très mal à l'aise pendant ce moment fugace, où les amants se donnaient un plaisir mutuel car elle avait peur de l'arrivée de Sami qui était dans la chambre voisine. Ici, on retrouve en intertexte la référence à son premier roman La Voyeuse interdite. Avec cette récurrence de la thématique de l'observation de la vie quotidienne qui se déroule dans la rue à travers les interstices de la fenêtre, comme si les volets avaient une fonction carcérale et que l'œil, à partir du moment où il essaye de se mettre au contact de la lumière du jour, devient voyeuriste. Or, Alya habite sur les hauteurs d'Alger, une ville saturée de lumière chatoyante et bordée d'une mer où le bleu azur a un goût d'iode. Le regard malgré lui est constamment sollicité par ce tableau grandeur nature qui s'offre comme une toile de peinture. On est ici beaucoup plus dans la contemplation esthétique que dans le voyeurisme malsain. Ce bonheur que les mots de Nina Bouraoui transmettent au lecteur par le biais des courses puériles d'Alya et des relations heureuses qu'elles entretient avec son entourage, s'estompe avec la disparition soudaine de Sami. Sans préavis, le camarade tant aimé et le complice de tous les jeux s'en va. Alya réalise tout de suite le drame de la situation. La vacuité est un sentiment atroce, une torture de tous les instants. Elle se jette à corps perdu sur ses cahiers d'écoliers pour noter ses impressions et ses souvenirs. Ecrire surtout une forme de poésie puérile, mais capable de traduire merveilleusement les tourments de l'âme. Les longues balades dans la nature, la communion avec la mer, du côté de Cherchell et Chenoua-plage ne font que remuer le couteau dans la plaie de l'absence. Les ruines romaines et leurs mosaïques, qui témoignent d'une terre d'accueil (mais oh combien ardue), tout cela se traduit dans le roman par un lyrisme sans égal qui n'est pas sans rappeler l'œuvre de feu Tahar Djaout. Les recherches sont vaines et Sami ne réapparaît plus. Alya, en désespoir de cause, fait appel à Fatia, l'amie de sa grande sœur, qui prétend avoir le don d'entrer en contact avec l'esprit des disparus. Mais la séance tourne court et Sami reste introuvable, même dans la voûte céleste. Pour se consoler, Alya se lie avec un autre voisin qui répond au nom de Frank Gaba, rocker invétéré qui n'arrive pas à se remettre de la mort du king Elvis. Avec lui, elle nous transporte dans le monde musical de l'époque avec des références en douce à Sheila et ses danseurs, les Pink Floyd se rebellant contre les préceptes de l'éducation dans leur remarquable album «The Wall»… Les notes de cette génération d'artistes accompagnent la narration en sourdine et rendent la partition de Nina Bouraoui digne d'une symphonie majeure. Les jeux avec Frank Gaba se déroulent dans la nature foisonnante entre Jijel et Skikda. La luxuriance des forêts et des ravins ne font que renforcer le souvenir de Sami pour le rendre encore plus vivant dans la mémoire. Ce roman initiatique d'une adolescente atypique est un éloge d'une absolue sincérité au pays des ancêtres et aux gens qui le peuplent. *Nina Bouraoui, Sauvage, roman, Ed. Stock, Paris, 2011.