La machine de guerre déployée par le régime de Bachar Al Assad pour mater la révolte populaire rencontre une détermination farouche, stoïque et inébranlable des Syriens. Pour la chercheuse syrienne Bassma Kodmani, «la population connaissait la barbarie du régime et savait qu'elle entrait dans une guerre totale contre lui». La peur qui a tétanisé le pays jusqu'en mars 2011 s'est brisée. Le régime finira par tomber, victime de sa propre logique répressive. «Un raisonnement qui implique un coût très élevé, même si la population semble prête à le payer», estime la directrice d'Arab Reform Initiative. -Ayant débuté il y a maintenant cinq mois, la mobilisation des Syriens pour le changement de régime ne faiblit pas, défiant ainsi l'impitoyable répression du pouvoir de Bachar Al Assad. Comment expliquer cette détermination ? La répression était à l'origine de la mobilisation dès les premiers jours dans la ville de Deraa. Ces mêmes forces de sécurité, qui ont garanti la stabilité du pouvoir pendant plus de 40 ans, sont les responsables directes, par leur brutalité, de la déstabilisation aujourd'hui. La répression, donc, agit désormais en sens contraire comme l'instigateur/allumeur du mouvement plutôt qu'elle ne dissuade. Tout individu qui descend dans la rue une fois continue de descendre tous les jours, comme s'il y avait une addiction, disent certains. En descendant manifester, les Syriens prennent la mesure de l'enjeu : s'ils cessent leur soulèvement, leurs morts seront morts pour rien et la dictature se prolongera encore plusieurs décennies. La population connaissait la barbarie du régime et savait qu'elle entrait dans une guerre totale contre lui. C'est la raison pour laquelle ceux qui sont dans la rue sont des jeunes des classes plutôt défavorisées, ceux dont on dit qu'ils ont peu à perdre car ils sont pauvres et souvent appauvris davantage par la cherté de la vie. Ils sont le plus souvent sans emploi et leur rage contre le régime est nourrie par la corruption. C'est le binôme répression-corruption qui rassemble les Syriens contre le pouvoir. -Comment voyez-vous l'évolution de la situation ? Jusqu'où ira le régime dans sa logique répressive pour se maintenir au pouvoir ? Le régime entend aller jusqu'au bout. Les Syriens savent qu'il n'aura jamais à cœur d'épargner qui que ce soit ou de protéger l'intérêt général national. Ces considérations ne font pas partie de son registre mental. Nombreux pensent qu'il finira par tomber victime de sa propre logique répressive.Mais ce raisonnement implique un coût très élevé. Même si la population semble prête à le payer, il faut tout de même chercher une solution pacifique sans que celle-ci implique une quelconque négociation et des concessions au régime. Il est clairement trop tard pour cela. -Comment le régime tient-il encore ? Qui sont ses principaux soutiens au sein de la société ? Le nerf de ce pouvoir a toujours été la peur. Entretenir la peur de mesures punitives sévères chez les opposants politiques. Cela signifie de longues années de prison toujours accompagnées de torture mais aussi de mesures contre les autres membres de la famille, comme leur licenciement par exemple. La peur de punitions collectives massives comme le massacre de Hama, en 1982, lorsque 20 000 personnes sont mortes et ont été enterrées sous les décombres de la ville qui avait été pratiquement rasée. La peur chez différentes communautés, notamment les minorités, pour leur faire croire qu'elles sont menacées et ont donc besoin de la protection de ce régime. La peur enfin chez tous de l'instabilité avec le spectre de l'Irak, du Liban, du Soudan et de l'Algérie des années 1990. Cette peur a tétanisé le pays jusqu'en mars 2011. Elle est en train de tomber. Si les deux grandes villes Damas et Alep ne bougent pas encore pleinement, c'est dû très largement à la peur et au contrôle plus étroit exercé par les hommes en armes du pouvoir.Il y a en second les intérêts économiques de la bourgeoisie, mais ceux-ci fondent comme neige au soleil puisqu'ils sont bâtis sur le commerce, les grands contrats avec l'étranger. Or, tout ceci est en train de s'effondrer. -Le scénario libyen est-il envisageable en Syrie, ou bien les Syriens, qui exigent la chute du régime, s'opposent à toute intervention étrangère ? Les Syriens restent massivement opposés à l'intervention militaire étrangère. Ils considèrent que les Libyens se sont fait voler leur révolution. Ils voient aussi que la solution militaire venue de l'extérieur n'en est pas une puisque le régime n'est toujours pas tombé à Tripoli. C'est donc d'abord une position de principe, ensuite un constat, donc une position pragmatique. Un massacre à grande échelle, s'il devait se produire – on espère toujours que le pire sera évité – amènerait sans doute une autre réaction de la communauté internationale et nous serions dans un scénario proche de celui de plusieurs pays africains qui ont connu cela. Nous n'en sommes pas là. -Les puissances occidentales et régionales souhaiteraient-elles une transition avec le maintien de Bachar Al Assad au pouvoir, sachant que ce dernier est devenu un «ami fréquentable» de l'Occident ces dernières années ? Dans l'absolu, il valait évidemment mieux une transition contrôlée, assurée par celui qui dirige le pays actuellement, donc sous la houlette de Bachar Al Assad. Dans la réalité, ce pouvoir — et Bachar Al Assad lui-même — est totalement incapable de se réformer. Cela, les Syriens le savent depuis longtemps. Maintenant qu'il est activement criminel, si on peut dire, la conviction grandit chez les puissances extérieures et même chez les voisins arabes ainsi qu'en Israël que ce pouvoir est fini. La crainte de l'instabilité est grande, bien sûr, car la Syrie occupe une position stratégique et la realpolitik primait jusque-là, mais les nuisances de ce pouvoir 40 années durant reviennent dans les esprits. «L'ami» est devenu infréquentable et le resserrement de son alliance avec l'Iran ne le rend pas plus attrayant ni pour les pays Occidentaux ni pour les pays arabes, surtout ceux du Golfe. Tous sont partagés entre leur attachement au statu quo régional et l'obligation de reconnaître qu'il n'y a plus grand-chose à attendre de ce pouvoir. Cela durera encore un moment, mais l'issue paraît claire, le changement de régime est inéluctable. -L'opposition s'organise à l'étranger. Quel est son poids ? Peut-elle influer sur le cours des événements ? Nombreux sont ceux qui blâment l'opposition pour ses divisions. Tandis que le mouvement, à l'intérieur, s'organise avec une efficacité et une coordination remarquables, il souffre de ne pas avoir des porte-parole qui parlent avec cohérence à l'extérieur. Malgré cela, l'opposition est en train de s'organiser pour s'unir ; cela prend un peu de temps car elle n'avait jamais pu s'organiser auparavant. L'unité doit se faire en même temps à l'intérieur et à l'extérieur. Tout le processus, tant sur le terrain que sur le plan politique, prend plus de temps qu'en Egypte ou en Tunisie. Seul avantage : on espère que l'opposition aura réussi à s'organiser avant la chute du régime. -Quelles seraient les conséquences géopolitiques dans la région si le régime de Damas tombait ? Le régime syrien avait développé des relations tous azimuts dans la région, mais il a entretenu des relations pour le moins ambiguës avec tout le monde. Peu de pays font confiance à ce régime. Tous ont subi des chantages de tous ordres, la plupart ont connu des attentats et des assassinats dont les auteurs étaient soupçonnés d'être commandités par la Syrie (pays du Golfe, Liban, France, Etats-Unis). La chute du régime pourrait amener une courte période d'instabilité et celle-ci devra être gérée comme un mal nécessaire et transitoire. Il est donc important que les pays-clés comme la Turquie et les pays arabes du Golfe jouent chacun un rôle non plus de protection de ce régime, mais de préparation de la transition pour endiguer les risques de débordement vers l'Irak, la Turquie, le Liban. L'Iran est aussi un acteur décisif mais qui, à mon avis, a déjà réfléchi à l'après-Assad et aux conséquences sur la situation libanaise et l'avenir du Hezbollah pour que celui-ci survive dans le nouveau contexte sans l'appui de Damas. Le monde occidental s'inquiète surtout pour Israël et voudrait des assurances de la part de l'opposition syrienne sur sa position vis-à-vis du voisin israélien. Outre que ces demandes ne sont pas légitimes, il est probable que l'opposition, quelle que soit son orientation, n'aura pas pour priorité de chercher l'affrontement avec Israël. Quant au prix de la paix, celui-ci reste «fixe», pour ainsi dire : la restitution de la totalité du Golan.