L'intifadha tunisienne ne fait pas partie des révolutions bourgeoises comme celles ayant marqué le XIXe siècle en Europe, et se classe plutôt parmi les révolutions prolétariennes mondiales, soutient Farid Alibi. L'universitaire tunisien explique que les changements qualitatifs survenus dans son pays et dans l'ensemble de la région ressemblent à ceux induits par la révolution de 1917 et en Chine en 1949. Selon la grille de lecture marxienne les révolutions prolétariennes sont celles qui se critiquent continuellement, s'interrompent puis reprennent et se moquent des insuffisances des premières tentatives avant de rebondir. Ce qui est exactement le cas en Tunisie, selon lui. Huit mois après la chute de Ben Ali, la révolution est marquée par une dynamique de flux et reflux, elle avance et recule et dans ce mouvement inconstant, elle peut déboucher aussi bien sur une révolution flamboyante que sur un reniement total. «Celui qui contrôle les choses au niveau des faits peut déterminer l'itinéraire de l'intifadha», affirme F. Alibi avant de décréter que les révolutionnaires tunisiens et arabes en général se trouvent devant deux issues seulement : vaincre ou mourir. L'humour populaire ne manque pas aux Tunisiens pour exprimer leur déception et commenter avec beaucoup de perspicacité le déroulement des événements, note l'intervenant, qui aime à souligner qu'il a été un acteur actif dans le soulèvement de Sidi Bouzid. D'autant que l'actualité de cette révolution est faite essentiellement d'un sentiment général d'échec et d'absence de perspectives. A ce stade, M. Alibi propose de recourir à la philosophie politique «pour percevoir l'ontologie de l'intifadha, sonder son fond, sa substance, ses éléments et ses slogans, comprendre ses perspectives, les acteurs qui la font avancer et ceux qui lui font obstacle, saisir la relation entre l'ensemble des forces qui s'y activent, s'attarder sur ses aspects politique, idéologique et même esthétique, les médias, les objectifs atteints, ceux non encore obtenus, et aussi la comparer aux autres mouvements revendicatifs». Un travail qui, selon lui, échoit aux politologues, philosophes, sociologues, psychologues, anthropologues, etc. Ces valses-hésitations et autre déviation s'expliquent, selon Farid Alibi, par la spontanéité et l'absence de direction pour conduire la révolution. A quoi s'ajoute le retour en force de la droite religieuse, soutenue par l'impérialisme qui agirait par l'intermédiaire de la Turquie d'Erdogan, membre de l'OTAN. Les islamistes sont les premiers à tirer profit d'une révolution qu'ils n'ont pas menée, selon Alibi, d'où les glissements sémantiques et les perversions des mots d'ordre au profit d'un projet de société religieux. Ils s'en sortent d'ailleurs gagnants pour le moment parce qu'ils sont mieux organisés, mieux armés et plus riches. «Vous ne remarquez pas qu'en plus de l'absence d'organisation, la révolution fait face à ces réactionnaires qui enserrent les mouvements sociaux dans des problématiques illusoires qui transforment les contradictions entre le peuple et ses ennemis en contradiction entre le peuple et lui-même ?» s'exclame encore l'intervenant. Le fin mot revient à dire donc que l'impérialisme, représenté par le capitalisme mondial et l'Occident, utilise ces obstacles pour faire avorter le changement démocratique et restaurer le régime. Alibi termine cependant par une note d'espoir, confiant dans «la détermination du peuple tunisien à poursuivre la marche révolutionnaire qui ne s'arrêtera pas, en dépit des crises et des douleurs de l'accouchement». A noter qu'avant Farid Alibi, la juriste et ancienne syndicaliste, Najet Mizouni, a relaté le parcours de l'Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT) et le rôle que la centrale syndicale a joué dans la révolution. Ces conférences ont été données dans le cadre du second panel intitulé «Révolte, révolution, refo-lution», lors de la première journée du colloque organisé par El Watan et l'université Paris VIII.