Chaque pays a sa propre sociologie politique qui résulte de son histoire, sa culture et ses traditions. Les analystes marxistes ou libéraux connaissent bien le primat du politique sur l'économie : en général, c'est l'idéologie politique d'un pays qui se traduit par la mise en place de règles, de principes et de priorités bien spécifiques. Aux USA, l'idéologie politique dominante est de tendance libérale. On se méfie de l'Etat, on idéalise trop le marché et le secteur privé, on tolère trop d'inégalités sociales au nom de l'efficacité économique. On essaye de déréguler au maximum. On croit dur comme fer que les inégalités poussent les individus à fournir plus d'efforts pour être parmi les plus favorisés (même si scientifiquement, on n'a jamais pu prouver une telle hypothèse). Ainsi, on accepte facilement qu'un PDG soit payé 200 fois plus qu'un ouvrier. Par contre en Asie, on croit qu'un meilleur partage induit une meilleure productivité. Les politiques managériales et les décisions macroéconomiques ont tendance à produire une meilleure harmonie sociale. La culture politique favorise un meilleur partage adossé à un processus de concertation intense qui devait promouvoir de meilleures performances. On recherche l'efficacité économique combinée à une meilleure distribution des ressources. Le fameux adage qui définit la culture comme étant «ce qui reste lorsqu'on a tout oublié» prend tout son sens dans notre cas. Nous avons eu notre lot d'expériences historiques dans le domaine de l'économie : industries industrialisantes, restructurations, autonomie, holding, etc. Ces tentatives ont laissé des traces sur les raisonnements économiques, la manière d'être, de penser et d'agir de nombreux responsables et analystes qui sont encore aux commandes de l'Etat. Economie de Marché et «Culture Economique» en Algérie Pour bien évaluer la culture politico-économique de notre pays, nous pouvons oser une comparaison avec les ex-pays de l'Est. L'exercice est utile. Il nous permet de situer quelques points forts et quelques lacunes. La plupart des ex-pays de l'Est ont fait le deuil de l'ère socialiste avec son lot de principes, de règles et de mécanismes. Ceux qui ont réussi leur transition ont compris la nécessité de rompre radicalement avec les pratiques du passé. Bien sûr, il y a le choix du modèle à suivre qui fait toujours débat. Faut-il opter pour un système anglo-saxon trop inégalitaire, peu social, et peu concerté ou au contraire une économie de marché qui exhorte la prospérité pour un plus grand nombre, des services sociaux de qualité (éducation, santé, transport, loisirs) et un meilleur respect de l'environnement. La vaste majorité tente si bien que mal de choisir une économie plus égalitaire et plus sociale. C'est le reliquat «favorable» de l'ère socialiste. Mais les principes de base d'une économie de marché sont sauvegardés. La vaste majorité de leur classe politique a dépassé le romantisme de l'ère socialiste. Ils sont arrivés à la conclusion, généralement partagée, que nous n'avons pas encore produit les lois, les règles et les principes qui peuvent faire fonctionner convenablement une société socialiste. Peut-être cela serait-il possible dans quelques décennies ou siècles, mais pas maintenant. Une analyse fine des écrits économiques des pays de l'Est et ceux de leurs homologues algériens révèleraient beaucoup de choses sur la culture économico-politique de notre pays. La vaste majorité des économistes des ex-pays de l'Est croient que les politiques économiques de l'ère socialiste sont totalement inappropriées pour construire une économie de marché. Bien qu'elles aient produit quelques bienfaits - notamment la qualification des ressources humaines - elles avaient atteint leurs limites. Il fallait les changer radicalement pour pouvoir prospérer. Ils considèrent qu'ils sont arrivés à une impasse. Le système avait atteint ses limites. On ne pouvait plus améliorer la productivité et le bien-être qu'en reconsidérant les fondements du système économique. Nous avons volontairement mis de côté les nombreuses aspirations politiques qui sont également à l'origine des soulèvements : démocratie, liberté et d'autres valeurs profondément humaines que l'ancien système avait brutalement réprimé. Kruggman, prix Nobel d'économie en 2008, avait bien saisi le fondement de l'économie socialiste : elle sait créer de la croissance extensive, mais pas intensive. Elle sait accroître la production, mais uniquement en utilisant toujours plus de ressources (main-d'œuvre, matière première, etc.). Elle ne sait pas fabriquer de la croissance avec un même volume d'input. En d'autres termes, elle ne peut pas améliorer la productivité des facteurs. Ceci nécessite du management, un système d'incitation et une décentralisation incompatible avec la planification centralisée. Seule l'économie de marché peut permettre une croissance intensive (avec le même volume de ressources). Les économistes des ex-pays de l'Est ont intégré ces dispositions dans toutes leurs analyses économiques. Par exemple, Kalecki, un des responsables polonais de la privatisation, stipulait que l'analyse infantile de la privatisation consistait à dire quel est le montant de la vente d'une entreprise X ; or, la véritable question est que produira cette entreprise après sa privatisation (l'effet productivité). Autrement dit, on peut céder une entreprise au dinar symbolique si par la suite, elle va créer plus de richesses et d'emplois. De quelle culture économique a-t-on hérité ? L'ère socialiste a laissé chez nous des traces indélébiles sur la culture économique. De nombreuses hypothèses et croyances sur les modes de comportement de l'économie de marché sont en fait héritées de l'ère socialiste. Nos politiciens, la vaste majorité de nos académiciens et citoyens partagent une plateforme économique de préjugés sur notre histoire. Nous pouvons prendre un ou deux exemples illustratifs. Nous sommes l'un des rares pays au monde ou la vaste majorité des académiciens, politiciens, chercheurs et citoyens pense que l'expérience des années soixante-dix aurait pu réussir si on ne l'avait pas interrompu. Nous étions donc en train de construire une économie planifiée efficace. Bien que les données de base sont très opposées à cette ligne de pensée, rien n'y fait. Le taux d'utilisation des capacités connaissait une stagnation séculaire autour des 40%. Un taux d'investissement de 45% produisit une croissance de 6,5%. Tous ces éléments indiquaient simplement que nous avions une croissance extensive, que la productivité stagne et que c'est uniquement l'addition des ressources qui créait la croissance. Nous étions en droite ligne avec les analyses de Kruggman. L'endettement, qui était de 0,5 milliard de dollars en 1969, est passé à 17 milliards en 1978, l'équivalent de 79 milliards $ actuels. La rente pétrolière injectée était également conséquente. C'est l'endettement et la manne pétrolière qui créait cette maigre croissance, mais jamais l'efficacité du système. Ceux qui pensent qu'on était en période d'apprentissage et que la situation allait s'améliorer doivent beaucoup lire sur la culture d'entreprise, ils découvriraient rapidement que muter des pratiques et des habitudes solidement ancrées est la chose la plus complexe à opérer ; même si cela n'est pas impossible. Nous avons développé outre mesure une culture qui se focalise sur l'output, mais exclut totalement de l'analyse l'input. Pourvu qu'une entreprise existe, construit X logements, emploi Y travailleurs et c'est l'efficacité optimale qui lui est attribuée. Personne ne s'aventure à dire : mais combien nous coûte cet emploi ? Ce logement ? Peut-on mieux faire économiquement et socialement avec les ressources consommées par cette entreprise. Les quelques âmes perdues qui osent rappeler qu'il faut se poser ces questions (analyse des coûts-bénéfices) sont vite taxées de libéraux, pro anglo-saxons, anti-sociaux et le reste. Surtout si l'entreprise en question est publique, alors elle devient une vache sacrée et malheur à qui propose de la fermer et utiliser l'argent des subventions pour former les travailleurs en sureffectifs, leur donner des crédits pour créer des microentreprises et créer un tissu de nouvelles entreprises pour éviter à nos jeunes d'être «hittistes» ou «harraga». Une entreprise publique même non stratégique et non efficace devient dans notre culture un temple sacré qui a le droit de détruire toutes les ressources qu'il peut. Nous sommes l'un des rares pays où le socialisme a disparu dans le langage officiel et les intentions, mais pas dans les esprits et les pratiques. Nous avons donc un grave dilemme à résoudre, celui de vouloir construire une économie de marché avec des mentalités d'une économie super centralisée et planifiée.