«Quand je regarde l'Histoire, j'y vois des heures de liberté et des siècles de servitude.» Joubert On a beau avoir interviewé des dizaines de personnalités, l'idée de rencontrer le docteur Makhous suscite une vague appréhension, voire une inquiétude, tant l'homme a plusieurs facettes et qu'il est bien épineux de savoir par quel bout l'attraper. Et, ce qui complique encore les choses, c'est que le docteur, alité et fatigué, est doublement malade. Physiquement, et on le constate à travers sa silhouette frêle et ses yeux brillants interrogateurs, mais surtout affecté moralement suite au deuil qui continue de frapper son pays pour lequel il s'est bien battu, bien qu'il précise que son combat dédié au nationalisme arabe dépasse ces horizons limités et que son idéal transnational est toujours d'actualité, en dépit des convulsions qui affectent le monde. Le printemps arabe ? Il préfère indubitablement le climat doux et rassurant qui règne en cette paisible soirée hivernale de janvier, où il nous reçoit en son domicile, sur les hauteurs d'Alger. Il craint que les révolutions entamées, largement parasitées, ne puissent aboutir. Son ami, le commandant Lakhdar Bouragaâ, ancien chef de la Wilaya IV, qui nous accompagnait, le décrit comme faisant partie de ces «héros anonymes qui se sacrifient pour leurs idées et qui n'attendent rien en retour. Brahim a pris part à la Révolution algérienne en sa qualité de médecin et a aidé à l'émergence de la médecine algérienne naissante après l'indépendance. Les gens de cette trempe, il faut leur tirer chapeau bas pour l'ensemble de leur œuvre. Et la patrie reconnaissante ne doit jamais les oublier». Brahim n'aime être que lui-même, pas plus, pas moins. Dans ses souvenirs émerge la position ferme du président Boumediène, qui avait mis en garde Hafez El Assad contre toute tentative nuisible à l'intégrité physique du docteur Makhous, objet de plusieurs tentatives d'assassinat préparées par les moukhabarate syriennes. Le docteur Makhous a participé à la Révolution algérienne, a occupé de hautes fonctions dans son pays avant de revenir à Alger pour exercer à l'hôpital Mustapha Bacha, où il a passé plus de trente ans au service de chirurgie. Le docteur Makhous incarne la participation des volontaires arabes venus s'engager aux côtés de leurs frères algériens dans leur lutte contre l'occupant français. Les historiens relèveront que la nation arabe a joué un rôle prépondérant dans le soutien à la question algérienne, à travers une solidarité matérielle et morale multiforme, à telle enseigne que les positions internationales à l'égard de la Révolution algérienne furent fortement liées à la force du soutien et de la sollicitude des pays arabes. C'est ce qu'exprimait M'hamed Yazid, ancien ministre du GPRA : «Notre action dans les pays arabes ne fut pas uniquement motivée par le soutien et l'appui, parce que cela était totalement acquis. Mais nos contacts avec nos frères arabes consistaient à définir le mode de coordination pour faire parvenir l'aide financière et militaire en Algérie et œuvrer sur le plan international à acquérir l'appui matériel et moral à la question algérienne.» Engagement précoce L'observateur des positions arabes, à l'égard des développements qu'a connus l'Algérie, a pu constater que la présence arabe n'a jamais fait défaut, malgré le fait que nombre de pays arabes étaient soumis à la domination étrangère. Mehri Abdelhamid, vieil ami de Makhous, qu'il connaît depuis plus d'un demi-siècle, ne tarit pas d'éloges sur l'attitude courageuse du docteur Makhous «qui a combattu à nos côtés avec la détermination qui est la sienne. Le hasard a voulu qu'on devienne voisins à Alger, ce qui a renforcé davantage nos liens.» Mehri insiste sur l'apport du monde arabe à la révolution. Les manifestations de soutien arabe étaient diversifiées, allant du soutien financier à travers les dons populaires et les donations étatiques pour couvrir les différents besoins de la révolution, à l'appui militaire à travers l'envoi d'armes et de munitions, ainsi que le soutien médical consistant en médicaments et soins prodigués aux moudjahidine algériens blessés dans les hôpitaux arabes. Et enfin, il y avait les volontaires arabes qui avaient participé à de nombreuses batailles militaires dans les territoires algériens aux côtés de l'ALN. Parmi les autres aspects de l'appui et de la solidarité arabes avec le combat du peuple algérien, on citera les facilités accordées par les gouvernements arabes aux étudiants algériens en vue de poursuivre leurs études dans les écoles, instituts et universités arabes. En effet, des promotions entières d'étudiants, dans les différentes spécialités, furent formées et constituèrent un puissant moteur à la révolution à travers les sacrifices consentis par ces étudiants, que ce soit à travers la lutte armée ou la médiatisation de la question de leur pays à l'étranger et même leur expérience dans la mise en place des fondements de l'Etat algérien indépendant. Progressiste, révolutionnaire, Makhous, qui est né en 1928, dans le village qui porte son nom, près de Lattaquié, insiste avec fierté pour dire que le parti Baath est né dans cette contrée, toujours à l'avant-garde. Son intégration à la Révolution algérienne s'est faite presque mécaniquement. «Epouser la cause algérienne et rejoindre la lutte armée contre l'occupant français était un rêve, un devoir sacré, en même temps qu'un honneur indescriptible», coupe-t-il. «On était jeunes. On était enthousiastes à l'idée de rallier nos camarades dans le combat. En vérité, notre désir d'être au front nous étreignait dès le départ, mais nos amis algériens, au déclenchement de la guerre, ne voulaient rien entendre et surtout ne pas précipiter les choses. Ils nous disaient que la révolution avait davantage besoin de cadres dans les différents domaines que de combattants, en nous exhortant à poursuivre nos études de médecine et à les achever. Ce qui fut fait en 1957, où notre vœu de rejoindre la lutte a été exaucé. On était six médecins frais émoulus à nous jeter dans le bain : Noureddine El Atassi, qui présidera par la suite aux destinées de la Syrie, Youcef Zaine, Sefouh El Atassi, Salah Essayed, Ryadh Bermada et moi-même. C'est là que Brahim se liera d'amitié avec Abdelhamid Mehri, alors représentant du FLN à Damas. Notre premier contact eut lieu dans la capitale syrienne avec un dirigeant de la révolution, en l'occurrence le colonel Ouamrane. Nous avions voyagé avec lui au Caire puis en Libye, où nous attendait le chef du bureau FLN dans ce pays, Bachir El Kadi, qui nous a fourni de faux documents et de fausses identités pour gagner la Tunisie. Comme nous étions affiliés au Baath qui avait des influences partout, nous avions pu acquérir des quantités de médicaments et le nécessaire pour effectuer des opérations chirurgicales.» A Tunis, la délégation médicale syrienne a été accueillie par le docteur Tedjini Haddam, responsable des services de santé de la révolution, qui refroidit quelque peu les ardeurs et l'enthousiasme des recrues en les fixant à Tunis. Eux qui voulaient d'emblée trancher dans le vif et rejoindre le front du combat pour en découdre avec l'ennemi. à la frontière algéro-tunisienne Après moult tractations, une voie médiane a été trouvée : «les volontaires syriens iront exercer à la frontière algéro-tunisienne où était basée l'armée des frontières. Là, ils approcheront les leaders de la révolution : Krim Belkacem, Ouamrane, Boussouf, Bentobal, Mohammedi Saïd, docteur Aït Idir, docteur Aït Ahmed, et Bachir Mentouri que Brahim considère comme le père de la médecine algérienne et dont il s'enorgueillit d'avoir exercé avec lui durant de longues années après l'indépendance, à l'hôpital Mustapha. Ali Kafi, alors colonel, a bien connu les volontaires syriens qui ont travaillé sous son autorité à la frontière algéro-tunisienne : «Les volontaires étaient les seuls parmi les sympathisants arabes à s'impliquer directement dans la lutte que nous menions. Et dans le lot de ces médecins révolutionnaires, trois d'entre eux occupèrent à la fin des années cinquante d'importantes fonctions. Ainsi, El Atassi deviendra président de la République syrienne, Youssef Zaine chef de gouvernement, et Brahim Makhous ministre des Affaires étrangères. Lors de mon séjour à Damas en qualité d'ambassadeur, j'ai pu renouer avec eux des relations amicales, fraternelles et familiales.» Coup d'état de Hafez En 1971, Noureddine El Atassi et son équipe ont été renversés par le coup d'Etat de Hafez El Assad et envoyés en prison. «En 1990, lorsque j'ai accédé au poste de secrétaire général de l'ONM, j'ai adressé une longue lettre au président Assad dans laquelle je lui ai demandé de libérer El Atassi et ses camarades, avec mon engagement moral de les recevoir en Algérie, sans aucune incidence négative sur les relations algéro-syriennes.» Après la défaite au sortir de la guerre des Six-Jours, un grave différend opposa El Atassi et ses amis à El Assad alors ministre de la Défense, à propos des priorités de la Syrie qui venait de divorcer d'avec l'Egypte. Alors que les premiers, progressistes, avaient une autre vision des choses en s'inspirant d'idées marxistes révolutionnaires, le second appelait à une réconciliation avec les Arabes. Pour atteindre son objectif, El Assad eut recours à un coup d'Etat qui le propulsa aux commandes de la Syrie en 1970. Il emprisonna ses rivaux. Makhous ne dut son salut qu'à sa fuite vers l'Algérie où il se fixa en 1971, en exerçant son métier de chirurgien à l'hôpital Mustapha jusqu'à sa retraite. Il fera scission d'avec le Baath originel pour fonder le Baath arabe démocratique socialiste. Et lorsque la crise aiguë actuelle, lancinante et brûlante revient dans la discussion, le docteur n'élude aucun questionnement. «Le régime pourri et corrompu doit cesser ses crimes. Mais, d'un autre côté, il ne faut pas que le changement soit dicté de l'étranger. Je suis contre toute intervention internationale.» Le docteur n'a que du mépris pour les dictateurs qui ne l'ont guère ménagé, mais, ne dit-on pas qu'un peu de mépris épargne beaucoup de haine.