Nombreux sont ceux qui souhaitent que l'état de catastrophe naturelle soit décrété et que les fellahs dont les récoltes sont compromises puissent au moins se faire rembourser les frais engagés. Les intempéries ayant marqué les deux premières semaines de février ont causé des dégâts parfois irréversibles sur les champs de pomme de terre de la région de Mostaganem et de la plupart des autres zones côtières du pays. Entre 1,5 et 2 millions de quintaux seraient concernés par le pourrissement des parties aériennes de la plante. Des producteurs appellent à l'aide et souhaitent un recours à l'importation afin d'épargner les consommateurs. C'est une situation jamais observée auparavant dans toute la bande côtière du pays, peu encline aux effets du gel. Cela a deux raisons : la première, ce sont ces gelées interminables ayant sévi durant 7 à 10 jours consécutifs et qui ont définitivement détruit les parties aériennes des plantes ; la seconde, ce sont les semis précoces que de nombreux fellahs pratiquent dans le seul souci de récolter les premiers et de profiter des prix très lucratifs du marché durant les mois de mars et d'avril. Une troisième raison, plus pernicieuse — partagée entre l'Etat régulateur et les importateurs de semences — et qui consiste à importer la semence dès la première semaine de novembre incitant les fellahs de la bande côtière à semer de plus en plus tôt et de faire courir le risque des gelées hivernales. Les dégâts de cette année sont la conséquence directe de ces dérives bien maladroites. Car, aucune région du pays n'est à l'abri de la gelée, de surcroît lorsque l'hiver est aussi rigoureux que celui de cette année. Mis à part les rares parcelles proches du littoral — qui ont été plus ou moins épargnées — dans les champs de la plaine intérieure qui s'étale depuis Hassiane à l'ouest jusqu'à Aïn Tédelès, en passant par Aïn Nouissi, Aïn Sidi Chérif, Sirat, Mesra, Bouguirat, Touahria, Saf Saf, Souaflia, Oued El Kheir, Mansourah, Ennaro, Sayada, Kheireddine et Belhadri, les champs de patates offrent une image de totale désolation. Partout la végétation a été totalement détruite par le gel. Balayé par un vent glacial, le feuillage s'est complètement desséché. La tige principale, maintes fois soumise aux effets du gel, a fini par pourrir. Le plus terrible, constate ce fellah du douar Ezzorg, c'est que la pourriture avance vers la partie souterraine de la tige. Muni d'une simple lame de rasoir, Smaïn tente bien naïvement d'arrêter la propagation de la pourriture en coupant une à une les parties déjà entamées. Le jeune Charef, venu de Aïn Nouissi, tente de comprendre. Interloqué, il lance à son voisin : «Tu ne vas pas me dire que tu vas couper toutes les tiges une à une, il te faudra y passer toute l'année...» Le ballet incessant des acheteurs Ce débat illustre toute la détresse de ces centaines de fellahs dont le seul métier est la culture de la pomme de terre. Selon une première estimation, les dégâts devraient concerner pas moins de 80% des champs de Mostaganem. Un fellah chevronné de Sirat, connu pour être le véritable marché national de la patate, soutient que la campagne de pomme de terre est terminée avant d'avoir commencé. Pour ce fin connaisseur des arcanes de cette spéculation, «il s'agit de la plus grande catastrophe que la région ait connue, et les pertes pourraient concerner entre 1,5 et 2 millions de quintaux». Un opérateur très impliqué ajoutera que pas moins de 8000 hectares seraient concernés, ce qui se traduira par une perte sèche pour le pays d'environ 8% de sa production. Même dans la région des Kraïmia, là où s'effectuent les toutes premières récoltes et dont les champs ont été miraculeusement épargnés du fait de la proximité de la mer, personne ne pavoise. Du côté de Hassi Mamèche, à moins d'un km de la côte, les champs épargnés par le fléau font l'objet de toutes les attentions. Depuis une semaine, des acheteurs venus de Mascara, Aïn Defla et Oran se relaient sans discontinuer pour voir à quoi ressemble un champ de pomme de terre en pleine végétation, car partout ailleurs c'est la consternation qui l'emporte. Chez ce jeune cultivateur de Touahria, une région intérieure qui profitait de la brise marine, seules les buttes ayant accueilli la semence témoignent encore du désastre. Dans le malheur qui les frappe, les fellahs sont comme pétrifiés, mais restent néanmoins solidaires. Certains tentent de s'organiser, mais peu y parviennent. Ce malheur, ils le vivent dans une extrême solitude. Ici, la fatalité et l'humilité semblent gagner tous les acteurs. Ces fellahs ont tout de même l'impression d'être oubliés. A Oued El Kheir, Kamel cherche à comprendre : «Pour moi, dit-il, je ne sais pas si les plantes atteintes de pourriture vont reprendre, je vois poindre ces petits bourgeons latéraux que la pourriture a épargnés, mais je ne sais pas si je vais récolter quelque chose ou c'est seulement un mirage», ajoutant que pour lui «ça serait un miracle, car j'ai planté le 16 novembre, soit une semaine après avoir acheté la semence, et à 95 jours, je devrais commencer à récolter». Au bord des larmes, il jette à terre sa plantule devenue stérile, puis s'en va vers l'inconnu. L'importation comme unique alternative Puis, arrachant une tige, il fait remarquer qu'«à ce stade, les tubercules sont encore à l'état embryonnaire, s'ils devaient reprendre, je ne pourrais récolter qu'avec un mois de retard.» Sans calcul ni malice, ce fellah a mis le doigt sur l'essentiel. En effet, quand bien même l'ensemble des champs seraient épargnés par le pourrissement et voir de nouvelles tiges venir remplacer celles détruites, rien ne prédit que la récolte sera au rendez-vous. Car, dans le pire des cas, dans l'hypothèse que les jeunes plants reprennent de la vigueur, jamais la récolte n'interviendra avant le mois de mai. Or, à cette période, ce sont les régions de Maghnia, Aïn Defla, Mascara, Boumerdès, Skikda, Guelma et Annaba qui entreront en production. La production de Mostaganem ne sera pas là entre mars et avril pour faire la fameuse soudure. Et c'est là que commenceront les réelles difficultés. Le pays sera en pleine campagne électorale et la pomme de terre ne sera pas de la partie. Déjà, au niveau des marchés de gros de l'Ouest, la patate du sud — qui est en fin de campagne — et celle parcimonieuse du Syrpalac — moins de 2500 tonnes dans les frigos de Mostaganem — ne parviennent plus à maîtriser les cours qui se rapprochent dangereusement des 100 DA. L'Etat, par le biais de ses chambres froides, a bien stocké quelques centaines de quintaux, mais ils ne seront d'aucun secours pour le consommateur. Cédée à 35 DA, cette patate fait le bonheur des spéculateurs qui la revendent déjà à 65 DA ! Un producteur avisé n'exclut pas que «si la situation persistait, rien n'empêchera la patate de se vendre à 120 DA, voire à 150 dans les deux prochains mois». Dans la région de Sidi Charef, non loin de Bouguirat, un fellah qui passe pour être un leader en matière de pomme de terre, dit «attendre un signe de la part des responsables avant de faire rentrer les tracteurs et labourer plutôt que de continuer à voir ce spectacle insoutenable». Lui n'hésite pas à préconiser «le recours à l'importation de patates, car même si ça me fait très mal en tant que producteur, je ne vois pas comment vont faire mes concitoyens sans patates.» La campagne 2012/2013 déjà impactée Nombreux sont ceux qui souhaitent que l'état de catastrophe naturelle soit décrété et que les fellahs dont les récoltes sont compromises puissent au moins se faire rembourser les frais engagés. Ces frais devraient évoluer entre 10 et 30 millions/hectare, selon l'âge de la culture. Rentrent en ligne de compte l'âge de la plantation, les coûts de la semence, des engrais, du labour et des traitements phytosanitaires. Dans la région, un hectare de pomme de terre mené à terme — entre 95 et 140 jours, selon les zones et les variétés — aura englouti entre 30 et 40 millions de centimes. Un multiplicateur fera justement remarquer que ses champs ayant été dévastés, c'est une partie de la semence d'arrière-saison qui est déjà compromise. En effet, sur les 110 000 tonnes de semences importées cette année par l'Algérie, environ 10% son destinés à la production de semences pour la culture d'arrière-saison, dont les semis commencent en août. Cette culture couvre au moins 40% des besoins du pays. Si cette semence venait à manquer, c'est la production de la campagne 2012/2013 qui sera en partie compromise. C'est dire combien cet hiver rigoureux aura impacté douloureusement et dans la durée le monde agricole qui espère une attention particulière de la part de la communauté nationale.