Notre participation à la lutte de libération a commencé par des activités relativement anodines, en particulier pour Pierre, par des soins médicaux. Avec le temps, elle s'est étendue au transport de militants et de responsables que nous avions auparavant hébergés. Pour les soins médicaux ordinaires, la procédure était rôdée : les malades étaient orientés vers les consultations appropriées par Pierre, aidé de Pierre Roche, en utilisant du papier à en-tête de l'hôpital Mustapha. Par contre, pour les interventions chirurgicales plus lourdes, il fallait trouver des chirurgiens sûrs, ayant accès à des cliniques tout aussi sûres : c'est ainsi que nous avons eu recours à Jean-Pierre Gautray et à René Stoppa. C'est après son opération à la Clinique de la Croix-Rouge du Boulevard de Verdun (actuel Hôpital Aït Idir), tenue par des Sœurs Blanches, que nous avons connu, par l'intermédiaire de Nassima Hablal – une connaissance déjà ancienne de Pierre au Casbah Club – Rabah Zerari (le Commandant Azzedine), caché pendant sa convalescence par une famille habitant en haut du chemin de Fontaine Bleue. Le blessé avait besoin de nouvelles et de conversation autant que de rééducation de son genou : il est resté un ami. Nous avons eu l'autorisation de l'extraire de sa planque pour le promener en voiture. (…) PIERRE On m'amène un jour un maquisard anonyme qui, à la suite d'une malheureuse manipulation, s'est logé une balle dans le pied. Cette blessure superficielle ne nécessite ni la clinique ni l'hôpital. Je vais chez mon confrère algérien – médecin de confiance, m'a-t-on assuré – qui remplace le Docteur Makaci dont le cabinet, situé au cœur de La Casbah, rue Marengo, est équipé d'une table avec radioscopie. Je procède à une anesthésie locale, j'extrais la balle, sous l'œil anxieux de mon confrère. Le contact chargé de convoyer le blessé étant absent, je ramène ce dernier dans la 2CV jusqu'à la maison, où il passera la nuit, terrorisé de se retrouver chez nous sans explication. En liaison avec Lakhdar Rebbah et Brahim Chergui, je participe à la formation d'étudiants grévistes aux tâches d'infirmiers de guerre (les étudiants algériens, répondant à l'appel de l'UGEMA le 19 juin 1956, ont déserté les bancs de l'Université). Je dispose de fiches techniques établies en 1955, à Oran, par le Docteur Nekkache (futur ministre de la Santé de l'Algérie indépendante), transmises par l'Organisation. Je les complète par des fiches sur l'utilisation des antibiotiques et du sérum antitétanique. J'organise plusieurs sessions de formation accélérée, destinées à des étudiants ou lycéens grévistes, dans des locaux variés et improbables : appartements prêtés, aux Tagarins ou près de la rue Hoche ; salle de réunion située derrière l'église d'El Biar (avec l'accord du curé, Alfred Desrousseaux, ami de longue date). C'est ainsi que nous ferons connaissance, entre autres, de M. Atek (le futur planificateur), de Djamila Bouhired et Zohra Drif. Même notre appartement à Diar El Mahçoul abrite une séance où des apprenties infirmières, après un cours théorique qui leur enseigne comment stériliser le matériel, poser des agrafes ou utiliser l'aiguille de Reverdin pour suturer des plaies, passent aux travaux pratiques sur… des bourrelets de feutre servant d'isolant pour portes et fenêtres. Plus tard, au printemps 1956, en compagnie d'autres médecins et infirmiers, j'aurai à visiter malades et blessés à La Casbah, à Belcourt au Boulevard Cervantès, à Kouba (dans la famille Bensemane), à El Harrach, dans des douars entre l'Arba et Khemis El Khechna, ou encore au Cap Matifou et à Fort de l'Eau (Bordj El Kiffan), plus précisément la ferme Ben Ouenniche, qui sert d'infirmerie de transit et de centre de convalescence. Elle sera détruite au canon, plus tard la même année, par des auto-mitrailleuses postées sur la route de la côte. C'est là qu'Ali Khodja tombe au combat ainsi que plusieurs de nos malades. Pour notre part, nous l'échappons belle cette fois-là : l'officier français qui fouille les ruines tombe sur un paquet d'ordonnances à en-tête de l'hôpital Mustapha. Les noms de Pierre Roche, du Docteur Zmerli (qui a un cabinet à El Harrach), et le mien y figurent en clair. Il y a aussi celui d'un ami médecin européen, le docteur Jover, qui a soigné un malade, sans savoir à qui il avait affaire. Par chance, cet officier est en relation avec Monsieur Lavalette, le père d'Eveline, auquel il fait part de ses doutes. Sur la base du témoignage de Monsieur Lavalette, qui lui assure que j'appartiens à une famille «honorable», il estime que tous les médecins signataires ont été abusés, et il détruit le paquet d'ordonnances.(…) CLAUDINE Le 27 février 1957, en fin de matinée, ce ne sont pas les paras qui se sont présentés à l'hôpital, mais des policiers de la Direction de la Surveillance du Territoire (DST), qui sont venus ensuite perquisitionner chez nous. Ils n'ont rien trouvé (nous faisions attention), mais ont emmené Pierre. Ce jour-là, nous avions rendez-vous avec Abane à 14 heures. Les policiers avaient laissé les papiers et les clés de la voiture, Pierre m'avait fait un signe. J'y suis allée, mais avec le bébé car je n'avais pas le temps de le confier à quelqu'un. Le rendez-vous était à la place du Premier Mai, du côté des baraques d'où était assurée la régulation des tramways. Nous étions allés la veille repérer les lieux d'arrivée ensemble, donc pas de surprise, sauf que la voiture ouvreuse n'était pas là. J'estimais qu'il valait mieux partir sans attendre, mon passager aussi, malgré les inquiétudes des organisateurs de ce départ qui étaient là (il m'a même semblé apercevoir Benyoucef Benkhedda).
Nous sommes partis par la route de Blida, qui à l'époque n'avait rien d'une autoroute. Il faisait un temps superbe. Il n'y avait aucun contrôle de police. En bas de la descente vers Birkhadem, là où d'habitude était installé le gros barrage militaire, nous avons cueilli la branchette d'olivier qui devait être le signe de reconnaissance d'Abane une fois arrivé à destination. Et nous avons beaucoup parlé, de dispositions pratiques d'abord : si nous étions arrêtés, je sortirais par la porte du conducteur et il ne tirerait que quand je serais passée de l'autre côté des militaires (il avait son gros révolver sur les genoux, à peine recouvert d'un journal). De politique, surtout. Je trouvais incompatible, comme Pierre, ce pourquoi il nous faisait confiance, c'est-à-dire la recherche de lieux d'hébergement dans les quartiers européens, et l'utilisation simultanée de bombes frappant aveuglément les habitants de la ville. Je trouvais que, puisque nous étions passés à une autre étape, les chefs devaient prendre le maquis et ne plus compter sur les complicités urbaines devenues impuissantes. Un événement récent me donnait de bonnes raisons de parler ainsi : deux jours auparavant, nous avions accompagné Larbi Ben M'hidi au Telemly, près d'un lieu qu'il savait peu sûr, après nous être heurtés au refus de l'un de nos contacts, d'un abri même temporaire. La suite a prouvé que ce refus avait eu pour conséquence l'arrestation, puis l'assassinat de Ben M'hidi. J'ai déposé Abane comme prévu avant l'entrée de Blida, devant un bâtiment modeste ouvert sur une cour, dont j'ai appris plus tard que c'était une huilerie : il m'a dit au revoir et a traversé la route, son rameau d'olivier bien en vue. Quelqu'un l'attendait. J'ai roulé jusqu'à Blida-centre pour m'en retourner discrètement vers Alger. En passant à nouveau devant le bâtiment, j'ai vu que la porte de la cour était fermée et que tout était parfaitement calme. C'est alors seulement que j'ai pu pleurer, mon bébé dans les bras. Je suis allée directement chez les parents de Pierre. Il ne fallait surtout pas que je sois arrêtée, car nous risquions, Pierre ou moi, d'être torturés l'un devant l'autre pour nous faire parler. Pierre a appelé vers dix-sept heures pour dire qu'ils le gardaient. J'ai poussé un hurlement de bête, la maman de Pierre m'a balancé une gifle, dont je lui suis toujours reconnaissante, puis nous avons pu réfléchir aux mesures à prendre.