Rafael Manzano Martez est une autorité en Espagne. Il a participé cette semaine aux journées d'étude de Tlemcen. - Quel a été l'apport de l'Andalousie musulmane à l'art architectural dans la péninsule Ibérique ? Cela avait quelque chose de transcendantal aussi bien pour les musulmans que pour l'Occident chrétien. La période la plus intéressante fut celle sous Abderrahmane III Al Nasir (calife omeyyade de Cordoue à partir de 929, ndlr) avec l'exode qui avait marqué cette période. En faisant la conquête de l'Espagne, les Omeyyades avaient pris une précaution importante. Ils n'avaient pas confiance en les gouverneurs qui étaient sur place. Après la conquête, ils avaient envoyé des populations d'origine différentes, yéménite, palestinienne et autres. Ils avaient foi en la guerre sainte. Ils voulaient contrôler les régions où ils étaient présents. Les Abbassides, victorieux des Omeyyades, avaient assassiné toutes les familles régnantes. Ils avaient toutefois pris certains enfants pour les élever à Baghdad (capitale de la dynastie abbasside). Abderrahmane III avait construit un Etat espagnol islamique indépendant à Cordoue, ouvert aux autres religions. Il avait la nostalgie de la Syrie, son pays natal, et voulu reconstruire un nouveau Damas en Occident. Il s'était inspiré de la Grande Mosquée de Damas pour jeter les fondations de la Grande Mosquée de Cordoue. Il voulait que celle-ci soit la plus grande en Occident. Son fils avait terminé la construction de ce chef-d'œuvre architectural, son petit-fils avait installé la célèbre porte des Vizirs au niveau de la mosquée et avait doublé sa superficie. Aderrahmane III avait planté beaucoup de palmiers à Cordoue, cela lui rappelait le Sud. Chaque soir, il visitait les maisons où les palmiers étaient plantés et pleurait avec les gens qui y habitaient. Il leur disait : «Nous sommes des exilés.» On peut considérer la Grande Mosquée de Cordoue comme un laboratoire où se recoupent plusieurs événements et plusieurs héritages (vizygote, arabe, romain, occidental). A l'époque de Abderrahmne II, des artistes byzantins avaient été sollicités. Même des colonnes romaines avaient été ramenées pour la Grande Mosquée de Cordoue. - Vous avez contribué la restauration de l'Alcazar de Séville et de Madinet Al Zahra de Cordoue. Comment ce travail s'est-il fait ? A Madinet Al Zahra, je me suis occupé de la partie plus décorée. Je pense que la Grande Mosquée de Cordoue était le point de rencontre de toutes ces cultures. Et Madinet Al Zahra était le premier des palais palatins, des décorations et architectures qui en sont liées. En travaillant à Madinet Al Zahra, j'ai eu la chance de trouver les décorations qui n'ont pas été arrachées ou emportées par ceux qui avaient détruit ce palais. Ils avaient pris les grosses pierres et les colonnes pour reconstruire ailleurs. J'ai trouvé sur place des colonnes brisées que nous avons recollées pour les réutiliser. Cela a été reconstitué comme un puzzle à partir de toutes les pièces. Nous avons réussi presque à 80% à reproduire Madinet Al Zahra (…). A la chute des Omeyyades, toute l'Espagne s'était effondrée. Les intellectuels et les artistes s'étaient séparés. Certains artistes sont partis dans des régions définies. Les œuvres en ivoire les plus importantes au monde ont été produites à Cordoue, à l'époque omeyyade. Epoque où des artisans d'origine byzantine travaillaient sur l'ivoire. Le plus célèbre des artisans était Khalaf, un Copte. Pour la mosquée, Al Hakam II (le successeur de Abderrahmane III) avait fait venir un artisan d'Arménie pour la décoration des voûtes. - Pourquoi Madinet Al Zahra avait été détruite ? A leur arrivée, les Berbères du Maghreb s'étaient attaqués au calife. Ils avaient saccagé et brûlé ce qu'ils avaient trouvé au niveau du palais Madinet Al Zahra. Cordoue avait chuté de la même manière que Rome à la fin de l'Empire. A l'époque, Cordoue, avec un million d'habitants, était la ville la plus importante de l'Occident. Elle avait une importante bibliothèque. Une bonne partie des ouvrages de la bibliothèque d'Alexandrie se trouvait à Cordoue. Les califes étaient cultivés, savants. - C'était aussi le début de la période des Taïfa… Oui. Après la chute de Cordoue, des royaumes étaient apparus ici et là (la période des Taïfa, ndlr). Des royaumes qui s'étaient mis à copier ce qu'ils pouvaient dans leurs constructions. Certains avaient emporté avec eux des arcs d'ivoire. Ces objets architecturaux sont considérés comme les plus chers au monde. Le Musée du Qatar tente actuellement d'acheter un de ces arcs. Il est prêt à mettre le prix. Il y a par ailleurs des antiquaires qui se comportent comme des rapaces pour récupérer ces objets. La dispersion des royaumes taïfa avait encouragé l'avancée chrétienne et la reconquête des villes. Les Almoravides (au XIIe siècle) avaient contribué à réunifier l'Espagne. Un charpentier de Cordoue a construit le minbar de la mosquée Koutoubia de Marrakech. Ce minbar est l'un des plus beaux au monde de nos jours. Les artisans de Cordoue allaient travailler ensuite à Fez, Tlemcen, Alger, etc. Ils construiront la Grande Mosquée d'Alger. C'était à l'époque des Almoravides. Ceux-ci en feront de même à Tlemcen avec la célèbre Grande Mosquée. Ces artisans devaient, entre autres, développer la sculpture sur bois qui n'était pas très développée au Maghreb. Les réalisations artistiques en Tunisie et en Egypte avaient également influencé l'Andalousie. Il y avait un échange. Les artisans de Cordoue avaient réussi la synthèse entre l'art andalou et l'héritage culturel d'Orient. Les Almoravides léguaient tout aux Almohades. La rigidité d'Ibn Tumert avait fait que le travail des nouveaux conquérants se fera dans la simplicité et dans l'austérité. Les Almohades faisaient de Séville la nouvelle capitale, cette ville communiquait géographiquement avec Rabat. Et celui qui allait construire la Grande Mosquée de Séville était un chrétien. C'était le début de l'époque Mudéjar (des musulmans ont contribué aux constructions dans les régions chrétiennes).