GEORGES MORIN Morin et sa mère continuent d'habiter le n° 17, boulevard Pasteur. «Si la ruée sur les appartements vides a été importante, pour ceux qui sont restés, il n'y a eu aucun problème ! Jamais aucune pression pour déguerpir !» Les Morin étaient locataires d'un appartement assez vaste situé au premier étage d'une maison qui en comportait deux. Avant 1962, leur propriétaire s'appelait M. Fabre. En 1962, il a vendu sa maison, pour un prix certainement assez bas, à un Algérien, M. Dib, à qui les Morin ont continué à payer le loyer. Lequel est demeuré constant. Après deux nouvelles années à l'école Arago, Georges Morin se voit proposer le poste de directeur de l'école Jeanmaire, dans laquelle il avait été lui- même scolarisé vingt ans auparavant. Il y fait la connaissance d'une dizaine de pieds-noirs restés comme lui en Algérie, dont Georges Grima et sa femme Bernadette. Après une année de gestion par les autorités françaises, Jeanmaire avait rejoint, à la rentrée 1963, le ministère algérien de l'Education nationale. Cette confiance envers un pied-noir de la part des nouvelles autorités algériennes n'a rien d'exceptionnelle : trois autres instituteurs pieds-noirs étaient aussi directeurs d'école à Constantine. «Nouvel exemple, en vérité, de cette reconnaissance des Algériens envers ceux qui sont restés !». (…) Georges rentre à la maison, comme d'habitude. Sa mère : «Tu dois appeler Abdelhak». «Quel Abdelhak ?». «Ben… Abdelhak Bererhi, le médecin. Il est venu hier me voir et il m'a dit : Mme Morin, voici mon numéro de téléphone. Il faut que Georges m'appelle dès qu'il arrive !». Très brillant, le fils de l'imam de Khenchela avait poursuivi des études de médecine à l'hôpital Mustapha d'Alger, avant de devenir hématologue. Or, dans cette Algérie en manque cruel de cadres, le jeune Abdelhak venait d'être nommé recteur de l'université de Constantine… qui n'existait pas encore ! Morin l'appelle. Abdelhak : «Tu viens me voir, je suis à la médersa». Le plaisir qu'éprouvent ces deux hommes à se retrouver est aussi immense que partagé. Même s'ils se parlaient au téléphone tous les six mois, ils ne s'étaient pas revus depuis cinq ou six ans. «Je viens d'être nommé par le ministre, Mohamed Seddik Benyahia, président de la future université de Constantine. J'ai un architecte, Oscar Niemeyer, mais pour les cours, j'ai besoin de toi !». Morin : «Attention ! Tu sais que je ne reviens pas ici !». «Mais non, rigole Abdelhak, ne t'inquiète pas, c'est en France que j'ai besoin de toi !». «Et qu'est-ce que je peux faire ?». «Je sais que tu es chef de cabinet du président de l'université de Grenoble. Je veux que tu mobilises tes collègues pour venir m'aider à bâtir mon université !». Heureuse coïncidence : Jean-Louis Quermonne avait commencé sa carrière en 1956 comme jeune agrégé de droit à Alger. (…) Morin rentre à Grenoble. Il se précipite chez Quermonne. «Très bien. Invitez donc votre ami !». Morin appelle. Deux jours plus tard, Abdelhak est à Grenoble. Jeune, dynamique, la tête remplie d'idées précises, il impressionne tout le monde. Quermonne est sous le charme. Il est d'accord pour partir à Constantine. (…) Au déjeuner, avant que son hôte reparte, Quermonne lui demande : «Mais au fait, quel est le nom de votre ministre ?». «Mohamed Seddik Benyahia». «Comment ? ! Qu'est-ce que vous avez dit ? Mohamed Benyahia ? C'est pas vrai ! Mais je le connais très bien ! Il a été mon élève à Alger, un de mes plus brillants, d'ailleurs. Jusqu'à ce qu'il quitte pour prendre le maquis…» Abdelhak, sans se démonter : «Je peux utiliser votre téléphone ?… Monsieur le ministre, je suis à Grenoble, dans le bureau du président de l'université, pour le projet de coopération dont je vous ai parlé… Oui… Mais savez-vous qui est ce président ?… Jean- Louis Quermonne !». Puis, il tend l'appareil à ce dernier. Les deux jeunes quittent la pièce, laissant leurs patrons respectifs savourer leurs retrouvailles. Une semaine plus tard, la délégation grenobloise se rend à Alger, reçue comme des princes par le ministre Benyahia. Une «superbe machine» de coopération interuniversitaire se met en place… JEAN-FRANÇOIS DRAN En 1967, Dran, toujours attaché au cabinet du ministre de l'Agriculture, part en France en mission afin de visiter des centres de gestion de coopératives agricoles. Arrivé à l'aéroport d'Orly, il montre son passeport algérien… et se fait arrêter ! Placé en garde à vue, il apprend qu'il se trouve sous le coup d'une condamnation à un an de prison pour insoumission (…). Appelé à nouveau pour effectuer son service sans qu'il le sache, il avait été condamné par contumace à un an de prison avec sursis pour une insoumission postérieure à la guerre d'Algérie. Le voilà donc à passer une nuit dans une cellule d'Orly ! Le lendemain matin, il passe deux coups de téléphone : l'un à un cousin avocat à Paris, l'autre à l'ambassade d'Algérie. Cette dernière réagit très vite. Dès que le ministre fut mis au courant, il actionna la machine diplomatique : «C'est un citoyen algérien ! Il est en mission officielle ! La France dit le libérer immédiatement !» L'affaire remonte au bureau d'Abdelaziz Bouteflika, ministre des Affaires étrangères, qui appelle Paris. Le lendemain, après quatre jours d'internement, Dran est relâché et placé en liberté provisoire. Il se rend à son ambassade : «Ne vous inquiétez pas. Bouteflika est intervenu. Vous allez voir, tout va s'arranger !» Convocation l'après-midi chez le juge d'instruction, furieux : «On ne veut plus vous voir ! Vous reprenez l'avion, vous rentrez chez vous, je ne veux plus entendre parler de vous !» Mais Dran, têtu, ne veut pas rentrer sans visiter au moins un centre de gestion, celui de Marseille. Il prend le train, s'installe dans un petit hôtel. Le lendemain, à 6 heures du matin, on tambourine à sa porte : «Police !». Le commissaire marseillais accepte d'appeler le juge d'instruction parisien, qui lui ordonne de laisser filer le «criminel». Dran est escorté par la police jusqu'à l'aéroport de Marignane, où il embarque. «Je n'ai respiré que lorsque j'ai aperçu la Méditerranée !» Cette histoire de peine de prison dura plusieurs années. Avec impossibilité pour lui d'aller rendre visite à ses parents en France. (…) DENIS MARTINEZ Moi qui ai grandi dans l'Oranie, Alger me paraît terriblement austère. Et quand on m'entend parler arabe, les gens me regardent bizarrement». Dans l'école, Denis sympathise tout de suite avec les quelques étudiants arabo-berbères du département : Bessaïd, Abdelkhader Nekrouf, Mohamed Achour, Djeloul Abdelaoui, Boudjema Bouhada, etc. «Culturellement, c'est avec eux que je me sentais le plus proche. Je connaissais bien plus leur façon de vivre que celle des autres fils à papa. Mais eux-mêmes, quand ils m'ont entendu parler l'arabe, ils étaient étonnés !» Son seul copain européen est un type de tendance libérale, Jean- Pierre Bellan. Jean-Pierre et Boudjema, tous les deux très cultivés, visiteurs réguliers de la Cinémathèque d'Alger, ouvrent à Denis les portes de la culture. Un jour, un prof n'est pas là. Des copains pieds-noirs proposent d'aller faire une bouffa dans la maison de leurs parents. Puis, se tournant vers Denis : «Tu peux venir, mais sans tes copains…» Denis décline l'invitation. Au moment des barricades, en janvier 1960, Denis prend le train le matin à Blida, avec son copain Hassan Chayani, lui aussi élève à l'école. Les deux garçons montent aux Beaux-arts : pas un chat ! Le concierge, un Corse, refuse d'ouvrir. «Arrivent des énergumènes, fils à papa avec leur vespa, qui nous hurlent : Vous devez rejoindre les barricades ! Tous les Français doivent rejoindre les barricades !» Denis réplique : «Ecoutez ! Mon copain s'appelle Hassan Chayani, moi je m'appelle Denis Martinez. Ni lui, ni moi, nous ne sommes Français ! Alors arrêtez de nous emmerder !» Arrive le directeur, Pierre Olivier, qui s'excuse : «Je suis désolé, mais j'ai reçu des ordres…» Finalement, les deux garçons rentreront en stop à Blida. Pendant toutes ces années de guerre, Martinez acquiert une conscience politique très pragmatique, instinctive, sans charpente idéologique précise. «C'est en venant d'Oran vers Alger que j'ai senti ce qui n'allait pas. Ce ne sont pas des discours politiques, c'est la vie qui m'a enseigné où je devais être, et où je ne devais pas être». Avec l'apparition de l'OAS, la situation devient très difficile. Les parents de Denis ne penchent pas du côté des Ultras. Ils sont contre le racisme et contre l'injustice. A la maison, même si la question de l'Indépendance n'est pas directement abordée, Denis entend parfois ses parents s'exclamer : «Y en a marre d'être avec les Français !» Lors des manifestations de décembre 1960, Denis se mêle spontanément au peuple algérien : tous ses copains de Montpensier envahissent le centre-ville de Blida. Pour la première fois, le mot d'ordre Algérie algérienne ! retentit dans les rues. Denis croit se souvenir avoir été pratiquement le seul Européen à manifester ce jour-là.