Nous avons eu une expérience intéressante en matière de privatisation. La première décennie après l'an 2000 a vu le premier lot d'entreprises privatisées en direction du privé national et du secteur international. Tous les experts ont décrié l'opacité qui entourait le processus. L'opération a concerné moins du quart des entreprises nationales. La difficulté de recenser le nombre d'entreprises privatisées provient de l'absence de définitions. En effet, on a eu une telle diversité de cas qu'il était difficile de les mettre dans un seul moule. On a eu des cessions partielles (35% du capital), des cessions d'actifs uniquement ou de filiales : doit-on les comptabiliser comme privatisation totale ? Cependant, les privatisations globales constituent un peu plus d'une centaine d'entreprises. Les difficultés définitionnelles et statistiques ne doivent pas nous décourager à faire l'audit de l'opération. Ce dernier peut concerner plusieurs facettes : les méthodes d'évaluation, les stratégies choisies, les choix opérationnels de partenaires, les procédures mises en place et leur respect, etc. Nous serons concernés dans ce domaine uniquement par un seul point : les entreprises privatisées ont-elles amélioré leurs performances ? Nous parlons ici de grandeurs mesurables : productivité, chiffre d'affaires, valeur ajoutée, résultats nets, etc. En effet, l'un des objectifs essentiels de la privatisation est de réduire les subventions accordées aux entreprises nationales afin de les utiliser pour financer la croissance, l'emploi et le bien-être de la population. Si les entreprises privatisées avaient amélioré ces indicateurs, alors l'opération peut être considérée comme une réussite économique et sociale. Le regard du politique En général, un politicien a des a priori sur la question. S'il est trop libéral, il a tendance à trouver la démarche de privatisation comme une logique implacable dont les retombées sont positives quel que soient les conséquences. Il peut se prévaloir des ressources économisées par l'Etat. Il peut développer un raisonnement du genre : «Quel qu'il en soit, la privatisation de 100 entreprises qui employaient 10 000 personnes et produisaient pour 1 milliard de dollars a permis d'économiser 2 milliards de dollars par an en subventions et dettes bancaires. Avec les sommes économisées, on peut monter de nouvelles entreprises qui créeront 50 000 emplois et produiront 3 milliards de dollars par an.» Il est possible de légitimer l'opération par l'utilisation alternative de ressources. Cette ligne de pensée se justifierait dès lors que nous avons une administration experte, capable d'utiliser efficacement les ressources économisées. Nous postulons alors l'existence d'une vision et des institutions efficientes capables de la matérialiser. Un politicien qui, par idéologie, est contre la privatisation voit les effets déstructurant à court terme. L'entreprise privatisée risquerait de réduire ses effectifs et parfois sa production. Nous allons perdre de l'emploi et quelquefois de l'output. Cette ligne de pensée ignore totalement les inputs (les subventions et les crédits jamais remboursés par ces entreprises) et ce qu'on peut faire avec ces ressources pour booster l'emploi et la production nationale. Que l'on soit pour ou contre, en politique, pour prouver sa thèse, on se base souvent sur des exceptions, des cas isolés. Sur des centaines d'entreprises privatisées, on trouve toujours une poignée qui reflète nos points de vue. Par exemple, si la démarche fut boiteuse, un politicien pro privatisation prendrait toujours l'exemple d'une dizaine d'entreprises qui ont créé plus d'emplois, exporté et produit plus au niveau national. Si l'opération est menée efficacement, un politicien anti-privatisation va focaliser son analyse et son attention sur une dizaine de cas exceptionnels ou l'emploi et la production furent réduits. Il conclut vite que l'opération fut désastreuse pour le pays. Les politiciens raisonnent par exception. Il ne faut donc pas les croire. Le regard du scientifique Un véritable scientifique part d'une position neutre. Même s'il a des préférences, il essaye au maximum de s'en distancier. Il se pose une question du genre : «La privatisation améliore-t-elle les performances d'une entreprise ?» Par la suite, il déroule une méthodologie très rigoureuse pour aboutir à ses conclusions. Il prend la totalité des entreprises privatisées ou un échantillon représentatif, pris au hasard et examine les performances avant et après. On peut prendre, les bénéfices, les parts de marchés, les cash-flows, la productivité ou des tas d'indicateurs utilisés en gestion d'entreprises. Des méthodes statistiques existent pour comparer et tirer des conclusions. Le scientifique ne se base pas sur les exceptions, il veut rendre compte de la totalité du phénomène. Il s'interdit de prendre des cas particuliers qui ne reflètent pas la réalité du phénomène. Pour un politicien, l'exception devient la règle. Pour le scientifique, c'est l'image globale qui constitue la réalité. Bien sûr que la recherche doit être menée selon un protocole rigoureux pour être crédible. Il est important de noter que nous avons une dichotomie très profonde entre le politique et les scientifiques. Rarement, nos laboratoires de recherches en sciences sociales furent mis à contribution par les partis politiques. On se contente des idées de quelques adhérents trop acquis aux thèses du parti pour oser remettre en cause quoi que ce soit. Nous avons quelques thèses de doctorat d'Etat sur la privatisation qui ont cassé bien des tabous. Une des plus élaborées, avec des méthodes statistiques rigoureuses, a été menée à l'Ecole supérieure de commerce d'Alger (Nacer Azouani : Performances économiques et financières des entreprises algériennes privatisées). Elle montre au-delà d'un doute raisonnable que dans l'ensemble, les entreprises privatisées au profit du secteur privé algérien ont amélioré leurs performances ; et donc sur le long terme, elles amélioreront la situation économique du pays. De surcroît, l'Etat n'aura plus à les assainir et donc peut utiliser les ressources économisées pour créer plus d'emplois, de production et d'exportation. Bien sûr qu'il y a des exceptions, notamment celles qui sont tout le temps mises à l'index par des politiciens. La deuxième conclusion est encore plus intéressante. Les entreprises reprises par le privé algérien ont amélioré leurs performances plus que les entreprises cédées aux étrangers. C'est la preuve que la technologie et le management peuvent s'acheter et que dans la plupart des cas, nous avons des repreneurs capables de dynamiser nos entreprises publiques peu performantes. Il est très confortant de prendre ses préjugés pour des vérités. Pour les conforter, on s'appuie sur des exceptions plutôt que sur la majorité des éléments. C'est ce qui distingue le scientifique du politique. Il est temps de démultiplier les recherches nationales sur des problématiques concrètes et d'utiliser les conclusions scientifiques pour décider au lieu des intuitions idéologiques des politiciens.