En marge de la rencontre du think tank «défendre l'entreprise» qu'a organisée le journal Liberté, jeudi dernier à Alger, Eric Briys est le cofondateur de Cyberlibris (www.cyberlibris.com), entreprise pionnière dans le domaine de l'accès numérique aux livres et aux bibliothèques. Dans cet entretien accordé à El Watan Economie, et en fin spécialiste de la finance internationale, ce professeur, associé de finance et d'économie au Ceregmia de l'université des Antilles et de la Guyane, sort des sentiers battus et livre à nos lecteurs un décryptage saisissant sur la crise financière internationale et la place des pays émergents dans le nouvel ordre mondial. Fort d'une expérience des plus riches, lui qui a eu à diriger les groupes Assurance-Réassurance de Lehman Brothers, Merrill Lynch et Deutsche Bank à Londres et qui a été professeur de finance à HEC Paris pendant dix ans, est l'auteur de nombreux articles scientifiques et d'une dizaine de livres dont dernièrement, L'arrogance de la finance et Marchés de dupes, Pourquoi la crise se prolonge. -La crise financière s'invite désormais dans tous les débats en Europe et ailleurs dans le monde. A quoi situez-vous son origine et est-elle derrière nous ? Est-ce une crise systémique due à une crise du capitalisme ou juste une dérégulation conjoncturelle générée par des financiers trop spéculateurs ? C'est une crise aux dimensions multiples. Flux financiers internationaux déséquilibrés (le Sud finance le Nord), surendettement, mondialisation bâtie sur la fragile notion de flux tendus, chasse quasi obsessionnelle de toute redondance, prééminence de l'objectif boursier, institutions financières insuffisamment capitalisées, mélange des genres, système de rémunération des élites incitant aux comportements opportunistes, confiance aveugle dans des modèles théoriques de valorisation et titrisation financière, faiblesse des institutions de contrôle et de réglementation, tout ceci a fourni la recette d'un cocktail explosif. Cette crise n'est pas conjoncturelle. Elle témoigne du mauvais «design» de l'économie mondiale. Ses architectes, qu'ils soient hommes politiques, financiers, théoriciens, régulateurs, ont commis des erreurs patentes de conception et multiplié les négligences. Nous en payons le prix aujourd'hui. Non, la crise n'est pas derrière nous ! L'économie mondiale est atone, les institutions financières sont devenues des léviathans plus dangereux que jamais, la politique du chacun-pour-soi fait rage. Il est grand temps de reprendre les choses en main et de cesser de penser que les choses reviendront d'elles-mêmes à la normale. Tous les pays sont concernés et dans cet indispensable grand ménage, les pays émergents ont plus que leur mot à dire. Ils sont désormais incontournables. A ces pays d'en prendre toute la mesure. -Mais tout le monde s'accorde à dire que désormais, la sphère financière semble avoir pris le dessus sur la gouvernance politique. Est-ce vrai et comment remédier à une telle situation. Par un capitalisme industriel, une nouvelle gouvernance mondiale, sorte de gouvernement mondial, dompter la sphère spéculative ? Il est clair, pour employer une métaphore canine, que ce n'est plus le chien qui remue la queue. C'est la queue qui remue le chien au risque de le tuer. Il est grand temps que cela cesse et que la finance revienne à la place par ailleurs indispensable qui est la sienne, à savoir le service de l'économie réelle. Les moyens existent, seul pour l'instant le courage manque, un courage à la Roosevelt imposant aux banques de choisir leur métier et de cesser de jouer sur tous les tableaux. La tâche du politique n'a jamais été aussi importante et aussi noble. Ne pas prendre cette tâche à cœur serait un véritable déni de démocratie et un blanc-seing signé à l'oligarchie financière. J'aime cette saillie, certes caricaturale d'un Président français de la IV République : «La Bourse, je la ferme, les banquiers je les enferme.» Elle donne bien le ton de ce qu'il faut faire ! -Face à la crise, certains proposent une sortie de crise par la relance, d'autres par la rigueur, quel est votre avis sur la question ? L'austérité est une solution désastreuse pour ne pas dire irresponsable. Elle me fait penser aux saignées que pratiquaient les médecins au XVIIe siècle dans le but de chasser les mauvaises humeurs. Le résultat était le plus souvent la mort du malade ! On oublie que le ressort de tout en économie est la confiance. La question ne se pose pas en termes mutuellement exclusifs de rigueur ou de relance. La question est : que faut-il faire pour rétablir une confiance durable ? L'austérité ne produit pas un environnement de confiance, elle fait l'inverse. Il ne s'agit pas avec la relance de succomber dans la prodigalité, dans la continuation irresponsable des dépenses. Il s'agit pour la main visible de prendre le relais de la main invisible qui, par manque de confiance, ne fait que tâtonner. -L'Algérie a échappé, dit-on, à la crise grâce à la déconnexion de son système bancaire et financier. Qu'en pensez-vous ? Aucun pays commerçant avec le reste du monde ne peut prétendre à l'étanchéité. Dans cette mondialisation de plus en plus façonnée par l'économie de la connaissance, il est futile pour ne pas dire dangereux de se croire immunisé contre les respirations du monde. Qui plus est, c'est oublier un principe simple d'arithmétique économique : l'économie est une vaste comptabilité dans laquelle les déficits des uns sont les excédents des autres. Je me suis promené dans les rues d'Alger et j'ai pu observer la présence massive de produits d'importation, à savoir voitures, camions, machines, etc. J'ai discuté avec vos chefs d'entreprise. Donc, non, l'Algérie n'est pas un îlot préservé des turbulences du monde. J'irai même plus loin, nonobstant la manne pétrolière et gazière, votre économie est pour le moment reléguée par le jeu d'airain de la spécialisation mondiale à une économie de consommation. L'avenir ne se bâtit pas sur une économie de consommation, mais sur une économie de production. Enfin, je ne crois pas me tromper en disant que les réserves financières de l'Algérie n'alimentent pas un fonds souverain algérien, mais viennent s'entreposer dans les banques étrangères. L'Algérie cumule donc deux handicaps préoccupants pour l'avenir : la mondialisation qui la relègue à une économie de consommation et une rente qui ne profite pas à son économie réelle. Subir plutôt que choisir son destin, c'est finalement pire qu'être touché frontalement par la crise. C'est apparemment indolore, mais lourd de conséquences néfastes. -Le FMI vient de solliciter l'Algérie pour ses besoins de financement. Que faire et quel jugement portez-vous sur la gestion des réserves de change dans notre pays ? Solidarité, réduction du risque moral, exigence, gouvernance, autant de principes que l'Algérie peut rappeler avec vigueur au FMI. C'est aussi le temps pour l'Algérie de profiter de ce rôle de pompier que le FMI veut lui donner pour prendre celui d'acteur bâtisseur. Le FMI a besoin de l'Algérie. Dont acte. Mais cette solidarité indispensable ne doit pas se limiter à jouer le rôle de soldat du feu économique. Ce serait réducteur et in fine ne profiterait pas pleinement à l'Algérie. Le temps est venu pour l'Algérie d'adopter une attitude proactive. Je ne parle pas, bien entendu, des techniques bien connues de gestion coordonnée de l'actif et du passif de la Banque centrale. Je parle d'un engagement fort et souverain de l'Algérie. -Quelles pistes préconisez-vous ? Une prise de participation active dans des entreprises, la création d'un fonds souverain... L'Algérie doit mettre la priorité sur la robustesse, la résilience de son économie. Elle doit se faire fourmi et ne pas succomber aux tentations de la cigale. Lorsqu'on a la chance de bénéficier d'une rente, il est en effet facile de se laisser à la facilité, d'oublier que les vaches ne sont pas toujours grasses, qu'il est impérieux de se prémunir contre les périodes de vaches maigres. C'est une tâche exigeante que d'assurer le futur, de rendre une économie résistante aux chocs qui ne manqueront pas tôt ou tard de l'affecter. L'assurance c'est toujours trop cher tant que l'on n'est pas victime de sinistre. Mais ce n'est pas uniquement de résilience dont il s'agit. Il s'agit aussi et surtout de façonner une économie algérienne aux composantes industrielles, productives, éducatives, culturelles riches. Je ne connais pas d'autres moyens pour y parvenir que l'investissement. Le fonds souverain offre le cadre idéal à l'Algérie pour déployer une politique industrielle, développer des compétences humaines et diversifier ses participations industrielles à l'étranger. L'Algérie a la chance de pouvoir transformer une rente en un outil de construction de son futur ! Elle a les moyens de s'inviter dans les grands groupes industriels internationaux tout en dessinant son appareil productif. Les deux doivent se faire de concert tant elles sont complémentaires : acquisition et in fine production de savoir-faire, participation à la gouvernance industrielle, économique et financière, apprentissage organisationnel, etc. Autant de leviers indispensables à toute production et redistribution de richesses futures. Je ne peux pas un seul instant imaginer que de telles évidences seront laissées lettre morte par les dirigeants algériens. Qui plus est, la crise économique et financière actuelle leur donne l'opportunité d'agir à un moment où le Nord en a cruellement besoin. L'Algérie a les moyens et le «timing» n'a jamais été aussi propice ! Mis dans de telles conditions, tout gestionnaire affûté sait normalement ce qu'il lui reste à faire! -Quel rôle pour les pays émergents dans le nouvel ordre mondial. Et comment un pays comme l'Algérie peut-il s'insérer dans ce nouvel ordre ? C'est un moment historique pour les pays émergents. Comme je viens de le dire : à quelque chose malheur est bon. La crise actuelle est une opportunité. Le temps de l'arrogance du Nord est révolu. Le temps d'une planète plus solidaire est venu, on parle de pays émergents, alors parlons de gouvernance émergente. Les affaires du monde sont devenues trop interdépendantes pour qu'une minorité de pays s'arroge le droit de décider pour les autres. Mais comme toute opportunité, sans volonté affirmée de la saisir, elle restera lettre morte. Cette volonté est d'autant plus indispensable que l'économie contemporaine exige un sens exacerbé d'adaptation. Cette économie est de plus en plus une économie dans laquelle l'inspiration, les idées prennent le pas sur la transpiration. J'ai eu le plaisir de participer à Alger à l'e Foire de la production scientifique organisée par la direction générale de la recherche scientifique et du développement technologique. Nous y avons beaucoup parlé d'économie et de contenus numériques, c'est-à-dire d'économie des idées. L'Algérie dispose d'un atout formidable qui est sa jeunesse. Il faut faire fructifier cet atout majeur qui est la source même des compétences organisationnelles et scientifiques futures. L'accès aux ressources numériques (livres, bases de données, revues, etc.) est une nécessité impérieuse pour une jeunesse qui a soif d'apprendre, qui ne demande qu'une chose : prendre le monde moderne à bras-le-corps. J'ai conversé avec de nombreux étudiants et, de ces échanges, je tire une nouvelle fois la conclusion que «l'attitude bat la latitude».