L'Algérie tient enfin son livre de l'année, peut-être même de ces dernières années. Ahlam Mosteghanemi signe avec Le Chaos des sens un grand livre contemporain. Fini la langue de bois, l'académisme désuet. L'auteure nous donne à voir son Algérie. On y souscrit sans réserve aucune. Ahlam Mosteghanemi a une écriture libérée, nerveuse. Il faut presque courir derrière elle durant tout le récit. S'accrocher et ne pas perdre haleine. Ahlam Mosteghanemi rêve d'une autre Algérie. Elle ne finit pas de faire le deuil d'un pays qui a raté son indépendance. Il faut beaucoup de colère, d'utopie et d'amour pour écrire un livre aussi poignant que Le Chaos des sens. L'auteure s'est attelée à décrire l'Algérie des vingt dernières années avec humour et talent. Avec une langue simple et décomplexée. Jubilatoire. Exemple mémorable d'une journée ratée. « En outre, le hammam avait aiguisé mon désir, et j'avais envie d'offrir ma féminité à un homme. Evidemment, j'ignorais qu'il suffisait d'avoir envie d'amour pour que le pays culbute, cul par-dessus tête. J'ignorais que l'histoire réservait à l'Algérie une de ses surprises. Et que le président Chadli Bendjedid choisirait d'annoncer au journal de 20 h de ce 11 janvier 1992 sa démission... Je n'en veux pas à Chadli Bendjedid d'avoir gâché mon désir ce soir-là. Il gâchait depuis des années les désirs de tout un peuple. » Il serait faux de résumer le livre à une histoire dans l'Algérie des années 1980, celle de Chadli, puis de Boudiaf. L'héroïne, épouse d'un haut gradé, se vit amante. Une histoire troublante, entre le réel et la fiction. Ahlam rêve. Elle rêve d'une Algérie délivrée de ses démons. « Seul le temps nous rend la raison, quand notre entourage sombre dans la folie. Quant à l'histoire, qui a son mot à dire, il ne faut pas s'attendre qu'elle s'exprime à la hâte. Elle attend, elle aussi. Vingt-huit ans d'attente. Un avion se pose sur le tarmac. Un homme de 72 ans en descend. Il avance sur le tapis rouge, encore sous le choc de ce qui lui arrive ». Mohamed Boudiaf a voulu redonner sa dignité à l'Algérien. La suite, inutile de l'écrire. Trop douloureux. Comme pour Sliman Amirat. « Quel est donc ce pays qui, quand nous nous baissons pour embrasser son sol, nous surprend par derrière avec un couteau et nous égorge comme de vulgaires moutons ? Cadavre après cadavre, nous le tapissons d'hommes qui avaient la stature de nos rêves et la force de notre fierté ». Incontestablement, Le Chaos des sens est le livre algérien de l'année. C'est un rare moment de bonheur. Ahlam Mosteghanemi a su regarder l'actualité de ses dernières années avec des yeux grands ouverts, remplis d'effroi, de désespoir mais aussi d'un optimisme incandescent. Pour ne pas sombrer dans la folie, pour croire qu'une rémission est encore possible pour ce vieil homme malade qu'est le monde arabe, il faut outrepasser le présent. Créer un univers qui soit à la fois réel et fictif. L'enfant de Constantine, installée à Beyrouth depuis 1994 et lauréate du prix Naguib Mahfouz pour Mémoires de la chair, a su trouver la bonne distance. Peut-être parce qu'elle n'a jamais désespéré de son pays même dans les moments de grands doutes. Et aussi, sûrement, parce qu'elle est habitée par un amour sans faille, tenace et jouissif.