Qui se souvient de Margueritte ?* Un village algérien, une révolte. Voilà ce qu'écrivait à l'un de ses fils, vers la fin de sa vie, le juge d'instruction de Blida, Maxime Phéline, né en 1855 et mort en 1941, évoquant ses obligations professionnelles qu'ils décrivait comme «énervantes, abrutissantes, nauséabondes», avant d'ajouter qu'il faisait un «métier ingrat s'il en est, du moins en Algérie». C'est à partir de cette confession épistolaire, que l'arrière-petit-fils de cet honorable et courageux juge, Christian Phéline, magistrat lui aussi à la Cour des comptes, décide de partir sur les traces de l'aïeul, pour comprendre son désenchantement et son dégoût pour son travail noble. L'auteur plonge alors dans les archives et exhume L'Affaire Margueritte, écrivant un livre-enquête intitulé L'Aube d'une révolution*. Ainsi, on apprend tout et dans le détail sur cette chronique d'un massacre annoncé. Au fil des pages, le puzzle s'agence, pour livrer des vérités historiques, longtemps occultées. Cette grave affaire se déroule à Margueritte, appellation coloniale d'un village, rebaptisé après l'indépendance Aïn Torki et situé entre Miliana et Hammam Righa. Au lieu identifié, s'ajoute une date, le 26 avril 1901. Le procureur général d'Alger, Haffner, envoie un télégramme au ministre de la Justice en France, où l'on découvre le texte suivant : «Parquet Blida télégraphie soulèvement indigènes commune de Margueritte. Cinq colons, un garde champêtre et un tirailleur tués, plusieurs blessés, troupes sont parties et ont refoulé indigènes dans la montagne. Parquet Blida sur les lieux. Je m'y rends à l'instant». Quelques paysans algériens de ce paisible village avaient décidé de se révolter contre les expropriations foncières dont ils étaient victimes, ainsi que les conditions de travail inhumaines qui leur étaient imposées, une fois devenus journaliers malgré eux. En effet, grâce à un système à la fois compliqué et ingénieux de lois iniques, les terres fertiles changeaient de propriétaires pour aller se concentrer entre les mains de quelques colons. Le meneur de cette révolte est rapidement identifié, il s'agit de Yacoub Mohamed ben El-Hadj, spécialisé dans la taille des vignes. La répression s'abat sur les villageois et plus de quatre cents villageois sont arrêtés. Rapidement appréhendés, Yacoub et plus de cent cinq de ses compagnons sont accusés de mener une guerre religieuse, en écho aux révoltes de Cheikh Bouamama qu'ils voulaient rejoindre. La justice est saisie et un long procès commence pour châtier ceux qui ont osé contester et défier l'ordre colonial. Les autorités d'occupation qui veulent des condamnations exemplaires vont dépayser le lieu du jugement à Montpellier. La presse, qui connaît un essor extraordinaire à l'époque, s'intéresse de très près à l'affaire, en dépêchant des centaines de reporters. C'est un événement dans l'histoire des couvertures de procès. Les accusés sont auditionnés un par un avec l'assistance d'un traducteur. Yacoub et ses compagnons deviennent par la force des choses et des débats portés à la connaissance du public des légendes vivantes, incarnant le fanatisme religieux. Tout est fait pour que l'affaire quitte le terrain politique et se déporte sur le terrain religieux. Il s'agit de montrer que les héros de «Margueritte» n'ont aucune conscience politique. Lors de ses interventions à la barre, Yacoub et ses compagnons ne cessent de pointer du doigt les agissements expansionnistes du colon Marc Jenoudet, qui s'est accaparé toutes les terres fertiles du village. Mais, les magistrats ramènent toujours les débats au domaine de la foi. Dans cet acharnement juridique et médiatique, qui dépasse l'entendement, quelques lueurs d'espoir viennent du public assidu qui assiste au procès. Ainsi, quelques dames de la haute société montpelliéraine ont pris fait et cause en faveur des accusés. D'abord, en les encourageant, ensuite en leur faisant des petits présents pour améliorer leur ordinaire et atténuer les affres de la prison et de l'exil. Mais, après plus de quatre mois d'audiences, le verdict tombe comme un couperet en ce début d'avril 1903. Yacoub et trois de ses amis, à savoir Taalbi el-Hadj, Bourkiza et Abdellah el Hirtisi, sont condamnés à perpétuité et à la déportation en Guyane. Les prévenus ont échappé à la guillotine requise par le procureur général. Les autres détenus sont condamnés à des peines plus légères. La justice du pays des droits de l'homme ne sort pas grandie de cette affaire. Yacoub et ses compagnons arrivent au bagne de Cayenne le 8 janvier 1904. Certains essayent d'échapper aux affres de la détention, mais ils sont repris pour subir de durs châtiments et encore plus d'injustice. Dans ce récit passionnant, bâti comme une histoire à rebondissements, Christian Phéline, qui a longtemps travaillé en Algérie après l'indépendance au ministère de l'agriculture, nous livre une enquête minutieuse qui décortique les travers du procès, les failles de la procédure. Le livre réhabilite le combat des accusés pour le placer sur le terrain de la revendication politique. Christian Phéline montre que la justice est inféodée au pouvoir des colons. *Cette question est le titre d'un ouvrage du Dr Laâdi Flici, publié en feuilletons dans El Moudjahid en 1983. En hommage à ce médecin écrivain assassiné par les terroristes en mars 1993. * Christian Phéline, «L'Aube d'une révolution», Editions Privat, 2012.