A cause des atermoiements, des centaines de cancéreux feront des métastases faute d'accès aux soins. Constantine De notre bureau A notre arrivée, jeudi dernier à 11 heures, au centre anticancer (CAC) du CHU Benbadis, les réduits aux murs lépreux qui servent de salles d'attente, étaient occupés par des dizaines de patients dans un silence morne, résigné. «Nous avons 350 malades programmés jusqu'à octobre prochain sur 6000 nouveaux cancéreux - répartis sur les 17 wilayas de l'Est - depuis janvier 2012. Seuls 1443 malades ont pu décrocher un rendez-vous, le reste est dans la nature. Et remarquez, le rendez-vous peut durer de 8 mois à une année. Nous en traitons entre 100 et 180 par jour, à raison de 3 séances de radiothérapie par semaine, avec, comme vous le savez, deux machines quasiment mortes», nous explique un médecin qui a requis l'anonymat. Seule note rose dans le décor : la pose de trois climatiseurs flambant neufs. Une fraîcheur agréable qui vous fait soupirer d'aise vous accueille et vous soulage immédiatement de la fournaise extérieure, avec un mercure affichant impitoyablement plus de 40°. Nous apprenons que ces trois précieux appareils sont des dons de bienfaiteurs. Ces derniers ont tout placé eux-mêmes. «L'hôpital, avec un budget colossal, est réduit à attendre des dons», relève avec amertume le médecin en question. Mais au vu d'un tel degré de déliquescence, l'on estime que c'est toujours cela de gagné pour ces patients qui arrivent à 2 heures du matin au service, à jeun pour la plupart. Notre médecin cancérologue nous guide vers le bunker, un espace lugubre où se font les séances de radiothérapie. Deux mastodontes effrayants, faisant penser à quelques animaux préhistoriques, trônent dans un espace en ruine. Une malade, atteinte d'une tumeur au sein, était allongée sur l'une d'elles, comme pour une séance de torture. «Nous utilisons un appareillage complètement obsolète. Ces deux machines qui tombent tout le temps en panne datent de 1986, elles sont hors normes, mortes ; elles représentent un danger certain pour les malades et pour les manipulateurs», martèle notre guide. Tout n'est que misère et désolation, où que vos yeux se posent. Un tour encore au «cabinet» de consultation ! Cabinet, dites-vous ? Une mansarde totalement délabrée ! Un réduit honteux, indigne de toute l'humanité ! Des odeurs nauséabondes se dégagent d'une autre salle. La cause ? Infiltration des urines provenant des étages supérieurs. Rongeurs et moustiques sont désormais les nouveaux compagnons des patients et du personnel. En chemin, des malades nous interpellent. Les travaux pour la pose des machines n'ont pas démarré` C'est une clameur de révolte unanime. Un homme, la cinquantaine, venu de Guelma, s'écrie : «Dites-nous, sommes-nous des êtres humains ou du bétail ? Pourquoi les responsables ne bougent pas ? Cela les arrange peut-être qu'on meurt tous, même si Dieu lui-même ne l'a pas encore décidé.» Et d'autres, de Annaba, Tadjenanet, Mila, El Milia, Bordj Bou Arréridj… lancent, tour à tour, de véritables cris de détresse et Younès, cet adolescent malingre, à peine sorti de l'enfance ! Le visage terreux et craintif, le crâne lisse sous sa casquette, nous avoue qu'il lui reste encore 12 séances à subir. Paradoxalement, le nouveau matériel commandé depuis 5 ans est prêt. Il a coûté 4 millions de dollars, mais cela représente quoi pour toutes ces vies humaines à sauver ! Trois caisses contenant les socles des nouvelles machines sont déjà arrivées, et le reste des équipements est au port de Skikda, en attente de dédouanement. Tout sera livré la semaine prochaine, nous dit-on. Mais qu'a-t-on fait pour accueillir ce nouveau matériel avec lequel les malades seront traités en 10 minutes au lieu des 45 avec le cobalt ? Rien. Les entrepreneurs et les architectes, ayant déjà effectué quelques travaux au CHU, refusent de continuer, parce que, nous fait-on savoir, ils n'ont pas été payés. L'hôpital leur doit plus de 700 millions de centimes. «En supposant que les travaux au niveau des bunkers démarrent aujourd'hui même, il faut compter globalement 8 à 12 mois entre la pose du matériel les essais, l'initiation du personnel… Et je vous certifie que d'ici là, la presque totalité des malades feront des métastases», développe notre interlocuteur. Un groupe de manipulateurs en radiologie raconte ses déboires par la voix de l'un d'entre eux : «Nous n'en voulons pas aux malades, même si leurs proches nous agressent, ils sont désespérés. Mais au vu des conditions inhumaines dans lesquelles nous exerçons nous-mêmes, bientôt nous ne serons plus utiles à qui que ce soit. Nous faisons du bénévolat le plus souvent, mais nous sommes les boucs émissaires tout désignés ; comment voulez-vous qu'il y ait un vrai rendement dans ce cas ? C'est la déprime à grande échelle.» Que font les autorités nationales et locales ? Depuis la visite éclair du ministre de la Santé, le 11 juin dernier, rien n'a bougé. Il avait pourtant donné instruction aux autorités locales concernées pour débloquer au plus vite la situation. En vain ! Les rapports exhaustifs rédigés par plusieurs médecins sur la situation catastrophique et adressés à l'administration sont restés lettre morte, nous révèlent quelques éléments du personnel médical et paramédical. De notre côté, nous avons tenté de voir le directeur du CHU, le Pr Oubira, mais le secrétaire nous informe qu'il est absent. «Nous sommes des criminels», s'accuse, en désespoir de cause, un cancérologue. Un silence assourdissant, c'est toute la riposte opposée à tout ce désespoir, à toute cette détresse. Les malades sont là, en sursis, face aux consciences assoupies. L'espoir est toujours permis.