Derrière ses portails romans, Moissac recèle un secret : ici vécut Slimane Azem, barde berbère qui réenchanta (un peu) la vie des Algériens en exil durant plus de trente ans l Sa tombe est aujourd'hui un lieu de pèlerinage. Déchirant blues berbère, Algérie mon beau pays démarre par un solo de guitare qui rivalise avec les meilleurs riffs des bords du Mississippi. Le musicien traduit la tendresse, la rage, semble se laisser aller à l'allégresse qui vacille sur la crête des aigus avant de sombrer dans une profonde mélancolie. Lorsque Slimane Azem (1918-1983) se met à chanter, il raconte sa propre histoire : celle d'un adolescent arraché à sa terre en 1937 pour subvenir aux besoins de sa famille, l'exil, ses déboires en France et la crainte atroce de ne jamais revenir au pays. Ce qui fut son cas. Des dizaines de milliers d'internautes écoutent toujours sur YouTube les chants de ce poète kabyle, disque d'or en 1970 avant de triompher à l'Olympia. Trente ans après sa mort, c'est toujours une star en Algérie et chez les enfants d'immigrés de l'Hexagone. Nous, on a appris son existence par hasard. Tout comme les habitants de Moissac, dans le Midi, où il vécut durant vingt ans, jusqu'à sa mort. Sans le zèle d'un fonctionnaire municipal, Slimane Azem serait encore le plus illustre inconnu du cimetière de sa commune du Tarn-et-Garonne. Tout part de ce cimetière banal avec sa grille en fer forgé. On fait la connaissance du gardien, Jean Lopez, le héros de l'affaire, habillé d'une salopette verte et, par bonheur, comme on va vite le constater, très à cheval sur le règlement. Dès la première question, il s'empare de son téléphone pour avertir ses supérieurs hiérarchiques de la venue d'un journaliste. Peut-il lui répondre ? N'est-il pas tenu à la réserve ? Le feu vert donné, il confie alors avec volubilité son étonnement des débuts, il y a sept ans, en découvrant l'incessant pèlerinage de familles débarquant par cars entiers de toute la France et même de Belgique. «C'est énorme. Faut voir ça. Toutes générations mélangées, de la grand-mère au petit ¬dernier, ils viennent rendre hommage à ce Francis Cabrel algérien.» Son collègue Rémi rectifie aussitôt : «Ce serait plutôt le Brassens kabyle, d'après ce qu'on dit.» Sans se laisser désarçonner, Jean Lopez reprend : «Quand on les voit arriver… euh comment les appelle-t-on déjà ? ah oui, les Kabyles, je sais qu'ils vont demander le chemin de la tombe. On est dérangé même le week-end. La mairie prévoit de flécher l'itinéraire.» Ce pèlerinage a commencé à la mort du chanteur. Personne n'y trouvait rien à redire. Jean Lopez, lui, a pensé qu'il était de son devoir de prévenir sa hiérarchie que ces familles se photographiaient devant la tombe sans autorisation écrite de la mairie. «C'est la loi. Et c'est moi qui suis chargé de la faire appliquer.» Du coup, le conseiller municipal délégué à la culture, Kader Selam, a été dépêché sur l'affaire. Il a découvert, comme nous aujourd'hui, une tombe incroyablement fleurie, et s'est trouvé confronté à une énigme. Qui pouvait bien être ce «poète amazigh», c'est-à-dire berbère, comme c'est inscrit sur la sépulture, pour déplacer autant de monde ? Une photo montre un homme au visage émacié posant avec sa guitare. Une énigmatique petite hirondelle en figurine (voir ci-dessous) est posée sur le haut du monument. Des hommages admiratifs sont gravés sur des plaques. Sur l'une d'elle, on peut lire les paroles d'une chanson de Jean-Jacques Goldman, légèrement remaniée : «Quoi que l'on fasse, où que l'on soit, rien ne s'efface, on pense à toi»… Kader Selam ne s'est pas laissé désarçonner, il a mené l'enquête et a fini par contacter Salah Amokrane, le président de l'association Tactikollectif de Toulouse. Celui-ci milite pour la reconnaissance de l'apport culturel des immigrés algériens. Avec ses deux frères, Mouss et Hakim, chanteurs du groupe Zebda, c'est un admirateur inconditionnel de Azem (1). En fait, il n'a pas eu vraiment le choix. A la maison et dans la voiture, son père, immigré kabyle, passait les chansons de Azem en boucle, la plupart en amazigh et décryptait le sens caché de ces paroles engagées. En outre, lors du traditionnel retour au pays, chaque été, il ravitaillait clandestinement les fans en manque, avec des disques interdits qu'il camouflait dans des pochettes d'autres chanteurs. Né dans une famille de paysans très pauvres du village d'Agouni Gueghrane, Slimane Azem écrivait à la façon de La Fontaine, qu'il avait étudié à l'école coloniale lors de sa courte scolarité. Quand il a vraiment commencé à composer après guerre, au retour d'un séjour forcé en Allemagne pour le Service du travail obligatoire, Azem comparait les colons français à des «sauterelles» dévorant son pays. Après l'indépendance, le FLN (Front de libération nationale) avait interdit ses chansons qui se moquaient des luttes intestines du parti unique et de la grenouille, Ben Bella, voulant se mesurer au bœuf, Boumediene. Ces textes imagés faisaient mourir de rire les Algériens des deux côtés de la Méditerranée. Le jeune conseiller, Kader Selam, né à Moissac en 1974, aurait pu découvrir très vite la notoriété de Azem. Il lui aurait suffi d'en parler à sa mère, venue d'Algérie avec son mari, un ouvrier agricole aujourd'hui décédé. Elle savait. Forcément. «Je n'y ai même pas pensé. Mais quand j'ai compris l'immense talent de ce monsieur, j'ai vraiment eu l'impression d'être tombé sur un trésor enfoui.» Un trésor, en effet. Enfin alerté, le conseil municipal décide, en 2008, de baptiser du nom de Slimane-Azem, le jardin public situé dans le secteur le plus prestigieux de la cité, à côté de l'abbaye Saint-Pierre, un chef-d'œuvre de l'art roman. Gonflé ! Quelle ville de France peut s'enorgueillir d'un lieu public à consonance maghrébine ? A Toulouse, la capitale de la région Midi-Pyrénées, une voie, une seule, porte le nom du bachagha Boualem (un harki), et c'est une impasse… Moissac avait forcément quelque chose d'unique. On le soupçonnait avant d'y arriver, et on n'a pas été déçu. Cette grosse bourgade de 13 000 habitants est un concentré de la France d'aujourd'hui. Lorsqu'on l'aborde en voiture, la D 813 minaude d'abord à Castelsarrasin, avant de s'engouffrer sous une voûte ombragée de platanes centenaires. Une fois traversé le pont Napoléon qui enjambe les eaux vertes du Tarn, nous voici à pied d'œuvre, l'air un peu hagard du fait de la chaleur. Les entrelacs de ruelles pinailleuses mènent tous au cœur de la cité, place des Récollets. Les pèlerins de Saint-Jacques-de-Compostelle, habituels à Moissac, y tournent en rond avec leur sac à dos auxquel pend la fameuse coquille. Ces vaillants du mollet cherchent à se restaurer pour pas trop cher avant de visiter la fameuse abbaye de la ville. On serait bien tentés de leur conseiller aussi Le Lutosa, où Slimane Azem a tourné Madame, encore à boire !, un scopitone (l'ancêtre du clip) qu'on visionnait dans les cafés des années 70 sur les écrans des juke-box. Complètement bourré, le chanteur y supplie la serveuse – incarnée par sa femme, Lucienne – de lui servir un autre verre dupour oublier ses déboires avec sa famille restée au pays. Mais le bistrot n'en garde aucun souvenir. Le nouveau patron a préféré accrocher des photographies encore plus anciennes des inondations qui saccagèrent Moissac en 1930. «Madame, encore à boire !», un scopitone tourné à Moissac Dans ce petit film pourtant, comme dans ses chansons, Azem témoigne des déchirements que vivaient ses compatriotes, des petites gens, des ouvriers. Comme lui, lorsqu'il travailla à l'âge de 19 ans dans la sidérurgie, à Longwy, puis comme électricien du métro parisien trois ans plus tard, avant de connaître le succès dans le quartier de Barbès, à Paris, au début des années 1960. S'il choisit ensuite de s'installer à Moissac, c'est pour se rapprocher de sa Kabylie. Les paysages vallonnés de la commune lui rappelaient ceux de son enfance. Et c'est là, dans cette grosse maison perchée sur les coteaux (vendue à la mort de sa femme), qu'il écrivait ses textes sur l'exil. Bon vivant, gros fumeur, amateur de pastis et de piment fort, ce fils de paysan cultivait pour le plaisir le raisin de table de haute lignée, le chasselas, sur la pente qui dévale du jardin où il avait planté figuiers et oliviers. «Quand une chanson lui tombait dans la tête, explique Mohand Anemiche, son producteur, un ancien ouvrier qui venait souvent lui rendre visite, il posait son sécateur et notait les paroles en phonétique, sur son carnet à gros carreaux, car il était illettré.» Et à la fois grand connaisseur des contes et légendes de la tradition orale amazigh. Azem est toujours resté un homme simple. Sur une photo, on le voit poser dans son jardin, en charentaises, guitare à la main. Sa présence était si discrète que nul n'en a gardé le moindre souvenir à Moissac. Aux yeux du maire, c'est une qualité cardinale. Sans étiquette, mais plutôt de gauche, Jean-Paul Nunzi est réélu depuis 1983 dans le fauteuil d'où il nous répond. C'est dire s'il connaît ses Moissagais. Et pourtant, il n'en revient toujours pas : la veille, il a découvert les résultats stupéfiants du second tour des élections législatives. Le Front national recueille 44 % des voix ! «J'essaye de comprendre. Je n'ai jamais entendu la moindre critique sur la décision de baptiser notre jardin du nom de Slimane Azem. Au contraire. Le jour de l'inauguration, beaucoup de Kabyles s'étaient déplacés de Paris. Ils étaient habillés normalement. Il n'y avait aucune femme voilée. Ça a plu à la population.» Cernée par les plantations fruitières, la Cité agricole attire beaucoup d'ouvriers d'origine maghrébine. «Longtemps la cohabitation fut très harmonieuse. Je suis navré de voir désormais des jeunes filles éduquées, que je connais depuis toutes petites, être mariées de force avec un cousin analphabète du bled. Avant, je célébrais beaucoup de mariages mixtes ; aujourd'hui, c'est très rare. Les femmes se voilent. Les hommes portent la djellaba. Slimane Azem avait épousé une Française. Il s'habillait à l'européenne. Il n'a jamais renié ses racines, au contraire, il les cultivait. Je suis très fier de l'avoir mis à l'honneur. » Jadis, Moissac a fait école avec l'extraordinaire tympan de son portail roman. Le sculpteur anonyme y représente avec un talent hors du commun l'Apocalypse selon Saint Jean. Les 24 vieillards des écritures qui entourent Jésus ont la particularité de tous tenir un rebec, cet instrument à cordes qui ressemble à une mandoline. Aucun n'adopte la même posture. La sculpture dégage une harmonie musicale étonnante. De nombreuses églises du Midi ont pris modèle sur ce portail. Et si Moissac, désormais, faisait école avec Slimane Azem ? In Télérama n°3263 du 28 juillet 2012