En 2010, j'ai publié un article dans El Watan pour apporter une analyse modeste à la question de l'Etat en Algérie à travers les contestations sociales déclenchées depuis le début de l'année 2011. J'ai écrit que «les protestations en Algérie veulent mettre tout simplement le régime devant ses propres responsabilités. Elles n'arrêtent pas de l'interpeller pour ouvrir ses yeux sur les conséquences néfastes de son fonctionnement. La société ne cherche donc qu'à mettre le pouvoir à nu pour qu'il habite réellement sa propre vocation. Cela nous mène à conclure que les événements sociaux qui s'expriment à tous les niveaux et sous toutes leurs formes sont un moment décisif pour le régime politique afin d'entamer sa propre modernité.»(1) Aujourd'hui, la permanence du fonctionnement irresponsable et absurde des hommes politiques a modifié les attentes sociales. Les protestations qui alertaient autrefois le pouvoir sur les incohérences de sa politique sont révolues. L'accentuation de l'animosité sociale envers le régime politique autoritaire a produit une nouvelle forme de contestation qui exige essentiellement sa part du butin récolté des hydrocarbures, sans se soucier de l'avenir du pays. Suivre le slogan de«l'achat» de la paix sociale est devenu pour les catégories de la société algérienne une devise courante. En effet, contraint par les événements mondiaux, le régime algérien a réagi par la voix de son Premier ministre pour dire : «Nous sommes disposés à acheter la paix sociale.» Grâce aux réserves de la rente pétrolière, les hommes qui détiennent le pouvoir en Algérie ont décidé d'injecter des sommes colossales par le biais des structures récemment créées pour placer les demandeurs d'emplois dans des postes temporaires avec un salaire qui n'atteint pas le (SNMG) et faciliter dans le même temps, aux porteurs de projet, l'accès aux crédits bancaires. Paradoxalement, aucune de ces structures ne s'est inquiétée sur l'avenir de ces projets. Aucune étude analytique sur la nature de ces emplois, leur durabilité et leur impact psychosocial sur les bénéficiaires n'a été réalisée et aucun soutien managérial n'a été conçu et préparé pour les porteurs de projets. Une absence totale en matière d'accompagnement et de formation pour que les bénéficiaires réussissent réellement leur projet afin d'assumer et d'assurer par la suite une bonne intégration économique et sociale. La formation, le suivi et les réorientations des objectifs que les experts nationaux puissent apporter pour ajuster et réajuster selon les résultats obtenus ne sont pas inscrits comme priorité dans les structures de l'Etat. De ce fait, l'argent public a bien été distribué pour occuper les Algériens (es) afin qu'ils ne contestent pas la légitimité des hommes qui détiennent le pouvoir et ne tentent aucune action pour déstabiliser le régime politique en place. Dans cette situation, l'argent de la rente pétrolière pourra-t-il réellement éteindre «la flamme sociale» ? Arrivera-t-il à occuper pour longtemps les Algériens (es) afin qu'ils ne reviennent pas à la charge pour contester afin d'avoir plus ? La permanence des protestations et la multiplication des manifestations des catégories socioprofessionnelles prouvent que la solution adoptée par les dirigeants est loin d'être le moyen efficace pour acheter la paix sociale. Au contraire, cette politique a accentué les demandes, et toutes les franges de la société sont contaminées par le syndrome de la réclamation de leur part de la rente. En réalité, la politique de la distribution de la rente n'a jamais été une solution aux problèmes qui bloquent le développement en Algérie. Bien qu'elle ait été contestée par plusieurs spécialistes et experts, les tenants du pouvoir n'ont voulu croire qu'à leur stratégie obsolète et ne se sont jamais inquiétés du sort de l'Etat et de l'avenir des générations futures. En écartant toutes les stratégies et les voies qui pouvaient faire émerger des forces sociales pour construire un Etat-producteur de travail, de sens et de la richesse hors hydrocarbures, les décideurs politiques ont fonctionné pour aboutir en fin de compte à un Etat-donneur d'argent. Actuellement, l'Etat est représenté chez tous les Algériens (es) comme un distributeur de billets dont on peut tirer sans peine la somme qu'on veut avec la carte de contestation sociale seulement. Tirer le maximum sans se soucier du déficit et des conséquences qui sont incontestablement graves pour la santé financière des caisses publiques n'inquiète personne. Ce constat alarmant et amer n'est pas la conséquence des événements externes. Au contraire, il est le produit de l'histoire sociale spécifique de l'Etat algérien. Au lieu de propulser le projet étatique vers le futur pour réaliser le rêve de nos martyrs, les hommes qui ont pris le pouvoir après l'indépendance l'ont ligoté afin qu'il soit en relation directe avec leur tombe. De ce fait, l'Etat que les martyrs souhaitaient offrir aux Algériens (es) est enterré avec leurs corps. Pis encore, cet Etat, qui n'a pas pu voir le jour, saura endetter par le «sang» qui a coulé pour ne pas permettre en effet aux Algériens (es) de vivre leur liberté afin de construire leur solidarité nationale sur la base de l'égalité sociale. Désormais, toutes les familles qui démontrent leur lien avec le «sang sacré» sont renvoyées à leurs ancêtres et ne seront définies et reconnues que dans l'acte du sacrifice. Les avantages matériels qu'ils vont avoir avec l'Etat après l'indépendance, représenté par un gouvernement de clans, vont les acquitter du devoir qui leur a été assigné par leur prédécesseur et vont les gracier de leur rôle pour faire grandir justement et accomplir avec leurs frères algériens (es) le projet de l'Etat initial. Ces avantages ne seront pas malheureusement sans contrepartie. Ils seront contre la récupération de leur «capital symbolique» par le régime en place afin de conquérir une légitimité politique pour exercer en toute liberté son autorité sur le peuple. Nous ne sommes pas contre l'indemnisation matérielle des familles de nos braves chouhada, mais, paradoxalement, nous déplorons l'appropriation de ces symboles historiques et leur utilisation à des fins politiciennes. Le sang des chouhada a coulé pour laver en principe la terre algérienne des pratiques coloniales inhumaines, d'une part, et se transfuser dans le corps collectif des Algériens (es) afin qu'ils deviennent frères et égaux devant les chances qu'offrent les structures de l'Etat pour pouvoir construire ensemble leur nation, d'autre part. En détournant ce projet par l'institutionnalisation et la légalisation d'une «distinction naturelle» qui valorise plus les liens familiaux aux autres liens qui peuvent se construire par l'effort de chacun dans les institutions publiques et faire valoir la société, les initiateurs de cette stratégie diabolique ont occulté de facto l'émergence d'un Etat comme entité holiste et homogène, et ont ouvert par la même occasion la voie aux formes de gouvernements archaïques. La légalisation de ce type de «distinction» n'est pas négative en soi. Par contre, son utilisation comme instrument dans le jeu politique a porté préjudice au développement de la citoyenneté en Algérie. Toute distinction naturelle, que ce soit celle liée au lien familial, racial ou religieux affaiblit incontestablement la construction de l'Etat. Il faut rappeler que l'histoire contemporaine de l'Algérie a démontré que l'émergence du mouvement national et son développement étaient essentiellement contre la politique de ségrégation imposée par l'Etat colonial entre les autochtones et les Européens d'Algérie. Cette politique était conçue sur la base de la «distinction raciale». Le mouvement national algérien s'est acharné au départ pour intégrer les autochtones dans la citoyenneté française afin qu'ils soient égaux avec les Européens et puissent accéder aux mêmes droits socioéconomiques et politiques. Le déclenchement de la guerre de Libération nationale n'est en fin de compte que la conséquence de l'échec de l'expérience politique qu'a effectuée le mouvement national depuis les années 1920. Cependant, l'égalisation officielle de la distinction naturelle entre les personnes qui habitent le même territoire ne produira guère un gouvernement démocratique, car la plupart seront exclus de prime abord à cause de leur appartenance naturelle. La valorisation de ce qualificatif, qui répartit les personnes et classe les familles selon leur lien naturel, a été intégré comme schème de pensée en Algérie. Toute la société est façonnée par ce modèle de pensée qui sera extériorisé à chaque fois où les personnes auront l'occasion à négocier leur place ou leur statut dans la société. Ce constat acerbe est le résultat de nos propres pratiques, et si, aujourd'hui, notre Etat national est menacé par l'effritement de son propre territoire géographique, c'est parce que nous n'avons jamais travaillé afin qu'il soit fort pour comprendre et contrecarrer les enjeux géostratégiques et économiques mondiaux, établis depuis fort longtemps. En effet, depuis les élections du 10 mai dernier, l'Algérie n'a pas encore son gouvernement, car les hommes de l'ombre, qui ont construit des clans puissants pour l'objectif de tenir le pouvoir avec des bras de fer, cherchent, chacun de son côté, selon leur appréciation et leur propre intérêt l'homme qui peut remplacer l'actuel président pour maintenir le statu quo et préserver uniquement leur intérêt matériel démesuré. Référence 1)- L. Mehdi, Les contestations sociales et la question de l'Etat en Algérie, in le quotidien El Watan du 6 avril 2010.