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Un fils prodige à l'image de son génial père
Jean Renoir, la grande Illusion est son film capital
Publié dans El Watan le 16 - 03 - 2006

« Les grands hommes sont ceux qui savent simplement voir et comprendre. »
Pierre-Auguste Renoir
En septembre 1894, le peintre Pierre-Auguste Renoir écrit à son amie Berthe Morisot - elle aussi peintre et muse des impressionnistes - pour lui annoncer « une chose complètement ridicule, l'arrivée d'un second fils, qui s'appelle Jean ».
La mère n'est autre qu'Aline, qu'on voit au milieu du célèbre tableau peint 13 ans plus tôt, Le déjeuner des Canotiers. Arrivée théâtrale, s'il en fut d'un fils prodige né presque en même temps que le cinéma des frères Lumière et qui a donné à l'humanité entière tant de chefs-d'œuvre que désormais sa légende de metteur en scène est indissociable de la gloire de son père. A 20 ans, le jeune Renoir voit arriver la guerre de 1914-1918 et décide de s'engager comme dragon avant d'être reversé dans l'aviation après une grave blessure. Cette expérience personnelle va servir de trame 20 ans plus tard à un de ses plus grands films, La Grande Illusion. Sa vie ne sera jamais éloignée de la fascination exercée sur lui par son père. C'est ainsi qu'il épouse en 1920 Andrée Heuschling, ancien modèle de ce dernier. Celle-ci voulant absolument devenir une star du muet, on prétend que Jean Renoir est devenu cinéaste pour lui offrir ses premiers rôles à l'écran. Il investira même une partie de sa richesse familiale pour réaliser le rêve de sa jeune épouse. De 1924 à l'avènement du parlant, au début des années 1930, elle sera, sous le nom d'artiste de Catherine Hessling, son actrice préférée et son égérie. Il réalisera plus de 13 films avant que la parole ne vienne offrir enfin à ce grand conteur, au sommet de sa maturité, l'arme absolue : la verve par le verbe. S'ouvre alors pour le cinéaste et pour des générations de cinéphiles, une décennie prodigieuse au cours de laquelle Renoir oscillera entre truculence et classicisme, humanisme et réalisme désenchanté. Au moment où la décennie s'achève avec le déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale, Renoir a déjà décidé de quitter la vieille Europe qui le désespère pour aller s'installer aux Etats-Unis. Mais entre-temps, il aura réalisé 8 films majeurs tous aussi grands les uns que les autres, depuis Boudu sauvé des eaux (1932) à La Règle du jeu (1939). Ce dernier film reste celui qui, avec La Grande Illusion, sera le plus cité comme étant l'absolu chef-d'œuvre du maître. Mais comment diminuer la valeur de films comme La bête humaine adapté du roman de Zola, ou de Toni dans lequel beaucoup, dont Luchino Visconti lui-même, assistant de Renoir en cette année 1935, situent la naissance du cinéma néo-réaliste dans l'Europe latine ? Tourné en décors naturels, Toni est un film âpre et enflammé. C'est un drame de la passion, mais aussi un plaidoyer pour les déracinés et contre le racisme qui frappait les émigrés de l'époque, les Italiens. L'humanisme dionysiaque de l'enfant né au sein de la famille impressionniste va l'année suivante se transformer en engagement politique grâce à la rencontre avec le groupe Octobre et Prévert avec lequel il écrira Le Crime de Monsieur Lange. Nous sommes en 1936 et le Front populaire triomphe en France. L'artiste Renoir se sent engagé, mais pas vraiment certain des idées qu'il défend. A la demande de Louis Aragon, il accepte de coordonner le travail de Jacques Becker et de Jean-Paul Le Chanois pour La Vie est à nous, un film commandité par le parti communiste français destiné à fêter l'avènement des forces de gauche et à dénoncer la montée du nazisme. Renoir réalisera également en 1937 le très beau La Marseillaise, financé par une souscription du syndicat CGT et qui était plus à la gloire du Front populaire que de la révolution française. Né dans une famille aisée, Jean Renoir restera toutefois un homme libre, artiste sans parti qui prendra cependant le parti des opprimés. Dans les Bas-fonds, adapté de Gorki et interprété par Gabin et Louis Jouvet, il aborde son thème favori de la deuxième moitié des années 1930 : la disparition annoncée de l'aristocratie. il partage en effet, avec Visconti, cette haine sournoise de la bourgeoisie et son identification à une noblesse menacée. Tous deux ont de la tendresse pour le petit peuple - que l'acteur fétiche Carette va incarner si bien - et de la nostalgie pour la chevalerie aristocratique. Tous ces ingrédients réunis donneront un pur chef-d'œuvre du classicisme renoirien : La Grande Illusion. Rappelons encore que Renoir avait servi dans la Première Guerre mondiale dans l'aviation et qu'à ce titre, il faisait partie de la génération qui a voulu croire que cette guerre devait être « la der des ders ». Lorsqu'il se met à écrire le scénario avec Charles Spaak, l'atmosphère en Europe est déjà à la guerre avec un Hitler vociférant et dominateur. Dans une présentation qu'il a fait lui-même en 1956 de la version reconstituée de son film, le metteur en scène insiste sur l'authenticité des faits relatés dans La Grande Illusion et sur cette guerre empreinte de chevalerie. « Les rapports des Français et des Allemands peuvent surprendre », écrit-il, mais « c'est qu'en 1914, il n'y avait pas encore eu Hitler » ; et il ajoute prémonitoire : « L'esprit des hommes n'avait pas encore été faussé par les religions totalitaires et par le racisme. » En fait, et alors même que le spectre d'un nouveau suicide collectif se profile à l'horizon, Jean Renoir plaide déjà pour une Europe unie sous la conduite d'un couple franco-allemand. La présence (et l'influence) dans le film, aux côtés de Gabin et de Fresnay, du mythique Eric von Stroheim qu'il considère comme son maître en cinéma apporte à La Grande Illusion la marque des œuvres vouées à l'éternité. Toujours en 1937, Renoir adaptera le roman de Zola La Bête humaine, œuvre sombre et pessimiste qui va définitivement faire de Jean Gabin un acteur de légende. Ce Renoir là est aux antipodes des deux films qui ont ouvert et clos cette décennie exceptionnelle pour un créateur, tous genres confondus. Huit films marqués par le réalisme, l'engagement, et parfois par une passion presque picaresque. Connu pour avoir été le meilleur directeur d'acteurs du cinéma mondial, Renoir n'oublie jamais cependant d'apporter, grâce à des comédiens comme Carette, ce zeste de truculence et de gaieté qui caractérise l'ensemble de son œuvre. C'est à son retour des Etats-Unis, après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, que son écriture va définitivement pencher pour l'hédonisme et pour une vision dionysiaque de l'univers, plus que du monde. Trois films avaient pourtant donné au cours des années 1930 des indications sur cette future inclinaison. Le premier de la série fut Boudu sauvé des eaux, réalisé en 1932. Michel Simon triomphe dans cette satire de la bourgeoisie avec une telle verve qu'on ne peut que se lamenter devant le remake réalisé récemment par Gérard Jugnot avec un Depardieu qui ne peut que paraître falot en comparaison de son illustre et génial prédécesseur. N'y a-t-il donc pas dans le cinéma français actuel de reste de pudeur devant des œuvres si monumentales ? En 1936, et sans doute pour prendre un peu de recul par rapport aux idées politiques engagées du Front populaire, Renoir réalise un film dédié à son père et aux impressionnistes : Une partie de campagne dans lequel on retrouve, presque trait pour trait, des tableaux peints sur les bords de l'Essonne par Manet ou par son père. Pour achever et couronner cette fabuleuse série, Renoir réalise, peu de temps avant le déclenchement des hostilités en Europe, son film le plus accompli La règle du jeu. A travers un récit où le marivaudage l'emporte, il dénonce la mascarade mondaine d'une bourgeoisie qui ignore la guerre imminente et sacrifie les héros comme cet aviateur coupable d'avoir cru en l'amour et dont - pour paraphraser Baudelaire - les « ailes de géant l'empêchent de marcher » au milieu de la cohue. La Règle du jeu est une leçon de cinéma. Ce qui n'empêchera pas le public français de le siffler, poussant ainsi son plus grand cinéaste dans l'absolu, à émigrer. Sans doute ceux-là mêmes qui huaient Renoir se reconnaissaient-ils déjà dans l'indignité jouée sur le thème « Dansons sous l'occupation ».


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