Quels sont les ingrédients qui font les grands films adossés à l'Histoire ? S'agissant de ce genre majeur que constitue la fresque - tantôt épique, tantôt lyrique -, c'est le savant dosage synonyme d'alchimie qui saura entremêler les destins individuels et la grande Histoire qui déroule son chapelet de vérités successives… S'il y a des références cinématographiques à rechercher, il faut regarder du côté de certaines œuvres des cinémas italien, américain, voire allemand. Je pense à Les Damnés et Le Guépard de Visconti, à Apocalypse Now de Coppola ou Les Portes du Paradis de Michael Cimino, au Tambour de Volker Schloendorff. Autant de films majeurs qui ont sublimé des vies d'hommes tantôt magnifiées, tantôt broyées par les vicissitudes de l'histoire en marche. Ce que le jour doit à la nuit, ce formidable roman de Yasmina Khadra, version cinéma sous la houlette d'Alexandre Arcady, se présente comme un récit historique qui épouse les codes de la fresque romanesque dans laquelle le particulier et le général sont en interface comme… le jour et la nuit. Ne cherchons pas ici un réquisitoire implacable du système colonial ou une nostalgie larmoyante accompagnant le destin de la communauté des pied-noirs d'Algérie. Ces deux pièges, tant Yasmina Khadra, avec ses mots, qu'Alexandre Arcady, avec ses images, ont su éviter pour convoquer une histoire toujours à hauteur d'homme et en phase avec des vérités et des destins individuels. Un roman ou un film sont avant tout des fictions qui n'ont pas prétention à faire œuvre d'historiens, lesquels privilégient analyse et recul par rapport aux événements. Et pourtant, dans le film d'Arcady, les marques et les tendances lourdes de l'histoire sont loin d'être gommées. Comme la dépossession des terres qui signe le litige originel des méfaits du colonialisme. Comme un écho à l'ouverture de Chronique des années de braise » (co-écrit par Tewfik Farès et Mohamed Lakhdar Hamina), le film d'Arcady met en scène le commencement… Et au commencement étaient le vol et le pillage des terres de la paysannerie algérienne, événement douloureux qui vont précipiter l'autodestruction du père de Younès/Jonas, exilé vers ces baraquements qui entourent une ville «européenne» autant prospère qu'indifférente aux actes d'injustices et de prédations d'une terre que ces colons «bâtisseurs» disent pourtant aimer. Dès lors vont se mettre en place les éléments du nœud de l'intrigue. A la périphérie d'Oran, Issa, le père de Younès, va vivre les affres de l'exploitation coloniale avec ses basses œuvres éloignées de tout traitement humain ou égalitaire, ferment d'une révolte à venir, dès lors que le dénominateur commun aux rapports de «travail» est l'humiliation permanente. A Oran, le destin de Younès va basculer et le projeter dans la réalité européenne d'Algérie, à la faveur de son adoption par son oncle Mohamed Mahieddine (Mohamed Fellag) dont le couple s'inscrit dans l'exception, puisqu'il est l'époux, sans enfant, de Madeleine (Anne Consigny), une chrétienne. Pharmacien (clin d'œil à Ferhat Abbas ?), Mohamed est un militant nationaliste de la première heure (PPA) et dont le portrait de Messali Hadj orne le mur de son salon (second clin d'œil, Messali ayant épousé lui aussi une française…). Ils sont la rémanence d'une histoire d'amour possible puisque Younès, devenu Jonas, va connaître lui-même une grande histoire d'amour contrariée avec la jeune Emilie, qu'il retrouvera adulte à Rio Salado. Car là aussi, ne nous y trompons pas, Ce que le jour doit à la nuit est une formidable histoire d'amour que seule la parole donnée à la mère d'Emilie empêchera de connaître une conclusion heureuse. L'originalité de l'œuvre repose - artifice heureux de la part des auteurs - sur le statut à cheval sur deux mondes de Younès/Jonas, tantôt assigné à ses origines par ses copains pieds-noirs, tantôt tenu par le fil ténu de cette culture européenne à laquelle il va fortement emprunter. Dès lors, c'est autour de Younès/Jonas que l'intrigue va développer toute son architecture, attestant de la réussite du film quant à sa construction et à sa dramaturgie. Le récit embrasse un long temps qui va de 1939 à 1962, avec un épilogue situé en 2010. Les changements d'époque et de période sont soulignés par un très soigneux travail de reconstitution au niveau des décors et des costumes notamment, sans parler de la lumière et des paysages qui renvoient à cet amour immodéré des uns et des autres pour ce pays de Cocagne. Un des moments les plus pertinents met en scène un dialogue entre Younès et le colon espagnol sur les «bienfaits» du colonialisme et la propriété de la terre à ses premiers habitants. Il n'y a pas lieu ici de raconter par le menu les épisodes entremêlés et la progression du récit avec ses différentes scènes et situations. Mieux vaut pour cela relire Yasmina Khadra et voir le film d'Arcady pour constater que l'amour, l'amitié et l'honneur constituent le noyau dur de l'intrigue qui, à aucun moment, ne sombre dans le folklore ou la caricature. Le cinéma sur cette période tourne le dos aux démonstrations mécaniques opposant les bons et les méchants, les colons et les paysans. Même le personnage qui bascule dans l'OAS échappe à la caricature du tueur sanguinaire dénué de toute humanité. En fin de compte, Arcady n'a pas trahi Khadra, et même si l'adaptation a connu plusieurs moutures, le résultat est à la hauteur des ambitions des deux auteurs. Ne pas trahir d'un côté, réaliser une œuvre de fiction de l'autre, pour en venir à cerner une vérité sur laquelle Yasmina Khadra se montre d'une grande lucidité. «un jour, dit-il, on s'aperçoit que la vérité est comme un être humain. Lorsqu'elle montre son vrai visage, on peut se familiariser avec elle. En revanche, lorsqu'elle reste un tabou, cette façon de la repousser dans l'obscurité en fait une ogresse. Puis, vient la lumière et nous nous apercevons que l'ogresse que nous redoutons est nous-mêmes. Le reconnaître est déjà le début de la rédemption.» Avec Ce que le jour doit à la nuit, le film, comme le roman, marque un moment-clé de cette histoire. Celui au cours duquel l'humain et la sagesse triomphent des partis pris, des simplifications, des rancunes et des fausses gloires.