«La presse est un élément jadis ignoré, une force jadis inconnue, c'est la parole à l'état de foudre, c'est l'électricité sociale. Plus vous prétendez la comprimer, plus l'explosion sera violente ; il faut donc vous résoudre à vivre avec elle.» Chateaubriland (1768-1848) La presse est partout liée au développement des démocraties et au niveau culturel des nations. Elle incarne la liberté d'expression qui constitue l'un des principaux piliers de toute démocratie dans le monde. Cette presse que Tocqueville appelle le 4e pouvoir fait l'objet de toute l'attention des pouvoirs politiques. Cette presse a connu une véritable explosion comme vecteur unique d'information ; elle occupa une position de monopole de fait avant que les médias lourds ne s'imposent à leur tour sur le marché des médias. La liberté de la presse a vu le jour en Algérie dans les années 1990 et cela à la faveur des réformes politiques d'après octobre 88 ; elle a été vite confrontée à l'une des plus graves crises qu'a connues l'Algérie indépendante ; elle s'est trouvée rapidement dans le cœur du combat pour sauver l'Etat républicain ; elle en a payé un très lourd tribut. L'Algérie peut être fière de sa presse qui est l'une des plus libres du monde arabe ; aujourd'hui, elle a 20 ans d'existence. Pourtant, à l'époque de la parution de nouveaux titres comme El Watan, Le Jeune Indépendant, Liberté, El Khabar, Le Soir, L'Expression… et biens d'autres, certains esprits malveillants étaient même en pleine extase, annonçant une disparition pure et simple de ces titres au bout de six mois d'existence. Eh bien, l'aventure continue, avec à la clé près d'une centaine de titres ; tant mieux pour les libertés ! Aujourd'hui, l'heure est venue de faire une halte et d'observer le panorama économique de notre valeureuse presse écrite, car l'économie de la presse est une question de démocratie et elle ne doit pas se soustraire au monde réel, celui de la mondialisation et de la finance. Hélas, aujourd'hui, lorsque l'on évoque les problèmes de la presse écrite, on privilégie le plus souvent les approches juridiques, institutionnelles ou socio-culturelles, on aborde plus rarement l'angle économique. La presse écrite est un objet économique complexe, elle est à la fois un bien marchand et un bien social vendus deux fois aux lecteurs et aux annonceurs, et le journal doit concilier sa logique sociale et sa logique marchande. Aujourd'hui, la presse écrite ne règne plus au premier rang des médias dans un monde dominé par la télévision, elle ne règne plus non plus dans un monde où les sources d'information électronique se multiplient vertigineusement. En effet, avec les réseaux sociaux, les forums et autres blogs, le citoyen passe du simple récepteur à celui d'émetteur-récepteur, c'est toute une révolution en somme ! Il s'agit pour notre presse de sortir de son modèle économique dominant en optant pour un autre beaucoup plus efficace qui prend en compte les évolutions de la presse écrite dans les pays développés. Il ne s'agit pas de prendre des modèles à imiter, mais plutôt des modèles à étudier. Prenons l'exemple de la France où la presse écrite a atteint les sommets entre les deux guerres avec un chiffre jamais égalé de 5 millions et demi d'exemplaires vendus pour tomber aujourd'hui à 2 millions d'exemplaires vendus ; et la disparition de journaux (Le matin de Paris, le journal J'informe et d'autres) dont il ne faut jamais se réjouir, car lorsqu'un média s'éteint, c'est un espace de liberté en moins. Le système médiatique algérien doit comprendre une fois pour toute qu'il est condamné à trouver des formules capables d'assurer la pérennité de la presse écrite afin d'éviter sa disparition à moyen terme. Les journaux tirent leurs revenus de la publicité qui est un marché fondamentalement volatile et étroitement lié aux aléas de la conjoncture économique. Sans doute pourrait-on penser que quand la crise s'installe, ce serait le moment de faire de la publicité et de battre le rappel des consommateurs, mais c'est l'inverse qui se produit, puisque le plus souvent la crise se répercute immédiatement sur les investissements publicitaires. La vente des journaux procure des ressources stables mais souvent limitées. Dans des pays comme la France, les pouvoirs publics viennent souvent en aide à la presse écrite sous forme de subventions. L'année écoulée, l'Etat français a mis 500 millions d'euros sur la table pour venir en aide à des journaux en difficulté ; chez nous aussi, l'Etat a toujours consenti des aides à la presse, mais jusqu'à quand ? d'où la nécessité d'une nouvelle vision d'avenir pour notre presse écrite. Dans tous les pays, l'assujettissement de la presse aux pouvoirs publics produit des médias faibles, car pour être fort, un journal doit assumer son activité marchande, et la réussite de l'activité marchande dépend de la qualité des contenus, d'où la difficulté à tracer une ligne de démarcation entre l'activité rédactionnelle et l'activité marchande ! Aujourd'hui, la réussite exceptionnelle de certains puissants médias dans le monde comme l'US Today (Etat-Unis), El Pais (Espagne), La Republica (Italie) est due au fait qu'ils ont intégré des idées nouvelles dans leur mode de gouvernance ; ils sont tous de grands quotidiens populaires dans leurs pays respectifs. Un journal, qui est financièrement autonome, peut tenir tête à tous les pouvoirs, car sans argent, l'information n'existe pas, et sans information de qualité il n'y a pas d'argent ; c'est aussi simple mais dans la pratique… C'est le contenu informationnel qui attire le lecteur et fait grimper la diffusion qui, à son tour, attire les annonceurs. Il est clair que la diffusion joue un rôle primordial dans le choix de l'annonceur qui cherche à atteindre le maximum de cibles. Mais il n'est pas toujours certain que le volume du lectorat soit toujours la référence, car les annonceurs peuvent rechercher des cibles précises qui n'ont rien à voir ni avec le contenu ni avec la taux de pénétration du journal. La presse écrite algérienne, à l'instar de celles des autre pays, a un rôle d'information citoyen qui la rend indispensable dans la démocratie. C'est pour cela qu'elle doit s'organiser et donner naissance à de véritables entreprises de presse prospères et porteuses de valeurs, car une presse appauvrie risque de devoir aliéner son indépendance. Le paysage de la presse écrite nationale est très diversifié avec des dizaines de quotidiens, mais combien y a-t-il d'entreprises de presse dignes de ce nom ? Editer quotidiennement un journal c'est bien, mais construire une véritable entreprise de presse ou un groupe de presse diversifié, c'est encore mieux ! Dans ce domaine, El Watan et El Khabar ont une longueur d'avance sur les autres ; en plus de faire dans le véritable journalisme avec des contenus rédactionnels de haute qualité, ils sont aussi de véritables entreprises de presse autonomes et prospères et qui gagneraient encore à se structurer ! Dans de nombreux pays, la diffusion de la presse écrite a beaucoup chuté ; chez nous, elle se maintient plus ou moins tout en sachant que plus de 80% de la diffusion en Algérie est assurée par un peu plus de 10% des titres. Le besoin d'information existe toujours, et il faut s'en réjouir. Le lecteur algérien est toujours fidèle à son journal, surtout en cette période de grandes incertitudes, il est plus que jamais fasciné par cette «une» de son quotidien préféré montrant toute la force de la photo et le grand poids des mots de l'accroche, mais comme tous les autres citoyens du monde, il reste fasciné par l'Internet qui mobilise des millions de gens sur la Toile. Pour autant, peut-on considérer la presse en ligne comme une menace pour la presse écrite ? Ecouter la radio ou lire la presse écrite quotidienne correspond à un plus grand intérêt pour la politique, tandis que l'usage exclusif de la télévision ou d'Internet est typique d'une relative dépolitisation. C'est pour toutes ces raisons que notre presse écrite a encore de beaux jours devant elle, à condition qu'elle entame très rapidement la mue de son mode de fonctionnement. Il est impératif que nos organes de presse changent leur approche marchande, la publicité n'est pas un droit ni un moyen de pression, ce n'est qu'une simple opération commerciale mais pas souvent facile ! En Algérie, les patrons et autres décideurs ne disent pas : «On a acheté des espaces publicitaires dans tel ou tel journal» ; ils disent : «on a donné de la pub ; on est en train d'aider…» A croire qu'on est en pleine opération de solidarité et de don ; pathétique raisonnement ! D'autres grands annonceurs ne font pas la différence entre journalisme et communication, ils ne font pas aussi la différence entre un journal et un bulletin d'information. Est-il censé qu'un annonceur décide d'exclure un journal de son média-plan, car à un moment ou à un autre ce dernier a publié des papiers qui titillent cet annonceur ou fait l'éloge de son concurrent ? L'économie de la presse, c'est d'abord une relation marchande contractuelle saine entre le média et l'annonceur ; chacun doit veiller au respect de l'autre, sans que le média perde de sa crédibilité rédactionnelle, et ce n'est pas parc qu'on est un grand et puissant annonceur qu'on doit faire n'importe quoi, y compris publier quotidiennement des communiqués de presse qui n'ont aucun intérêt et qui relèvent plus de la communication interne de l'entreprise. Nos quotidiens ont admirablement réussi le challenge rédactionnel, mais sont loin d'avoir réussi le challenge organisationnel, de grands efforts de gestion s'imposent ; combien de journaux ont un service marketing digne de ce nom avec de vrais marketeurs. Pourtant, ce ne sont pas les professionnels du marketing qui manquent en Algérie, il faut intégrer organiquement cette fonction notamment chez nos principaux journaux si l' on veut capter plus de revenus publicitaires. Si la presse écrite algérienne veut demeurer encore cette exception médiatique du monde arabe, elle doit changer de dimension ; celle-ci passe par la refonte du mode de diffusion ; l'actuel a montré ses limites. Il faut opter pour une distribution plus efficace et en évolution continuelle en intégrant les nouvelles technologies, car il est inconcevable d'éditer un journal de grande qualité et de le distribuer de manière anarchique et archaïque. Un distributeur de journaux doit être passionné de ce métier si particulier et surtout doit s'interdire toute discrimination entre journaux dans la distribution. Le développement économique de nos entreprises de presse pourrait faire appel à des capitaux extérieurs pour aller de l'avant. Dans de nombreux pays, l'ouverture du capital à des partenaires financiers n'est plus rejeté, comme aux USA où de grands journaux ont constitué des groupes cotés en bourse. Ainsi, à l'avenir, on pourra avoir un paysage médiatique composé de groupes industriels englobant une branche médias et des groupes de presse exclusivement médiatiques. Quoi que l'on dise, l'écrit offre en général une information sans doute plus fiable, plus organisée et plus complète que l'audiovisuel ; autant d'atouts qui, avec une organisation économique plus moderne et plus intelligente, feront que notre presse écrite sera toujours ce contre-pouvoir si indispensable à l'affirmation de notre jeune et prometteuse démocratie