Chadli Bendjedid n'avait pas le charisme de son illustre prédécesseur, Houari Boumediène, ni son talent d'orateur. Mais les Algériennes et les Algériens ont vite perçu chez cet homme un peu gauche et peu sûr de lui, à l'accent très prononcé de l'extrême est du pays, un profond humanisme. C'est avec cette qualité indéniable qu'il a géré le pays, depuis sa prise de fonction jusqu'à sa démission en janvier 1992. Après des débuts laborieux, Chadli Bendjedid a vite fait de neutraliser les caciques de l'ancien régime, particulièrement certains militaires influents tels que Kasdi Merbah, le patron des services secrets, qui a été pourtant un des artisans de sa cooptation à la tête du pays, Mohamed Salah Yahiaoui, principal rival à la succession de Boumediène et Benahmed Abdelghani. Les trois colonels avaient accepté de troquer leur uniforme contre un costard de civil et furent intégrés dans la vie politique. Chadli Bendjedid a ainsi balisé la route pour mener à bien une opération qui lui tenait à cœur : la «déboumedienisation» du pays. Il fera libérer tous les détenus politiques, parmi lesquels l'ancien président Ahmed Ben Bella décédé récemment. Un geste à travers lequel Chadli Bendjedid a voulu signifier sa désapprobation vis-à-vis des méthodes dictatoriales de Boumediène. Il gagnera encore plus en popularité en supprimant l'autorisation de sortie du territoire. La société algérienne s'est enfin sentie libérée d'un carcan étouffant. La crise née du Printemps berbère, en 1980, a quelque part un peu ébranlé le président Bendjedid, qui n'a à aucun moment intégré la revendication culturelle amazighe comme une des priorités dans le projet d'émancipation de la société algérienne. Kasdi Merbah nous a révélé un jour que certains membres du bureau politique du FLN avaient voulu mater la révolte en Kabylie dans le sang, mais Chadli Bendjedid avait refusé catégoriquement cette option, préconisant plutôt le dialogue. Face à la revendication amazighe, on ne lui doit que cette phrase : «Je suis un Amazigh que l'islam a arabisé.» Toute une philosophie qui traduit l'humanisme de Chadli, mais cela ne l'a pas aidé à prendre des décisions audacieuses. Il est vrai que son entourage immédiat ne l'a pas poussé dans cette voie. Chadli Bendjedid, issu lui-même d'un milieu rural, s'est beaucoup investi dans le domaine agricole. Conscient de l'échec total de la fameuse Révolution agraire instituée par Boumediène, qui a profondément bouleversé la société algérienne, Chadli Bendjedid avait promulgué une loi qui mit fin aux domaines autogérés socialistes (DAS) pour les remplacer par des EAC et EAI, des ensembles agricoles collectifs et individuels qui fonctionnent comme des établissements privés. De nombreux citoyens ont pu récupérer, dans le cadre de cette loi, plusieurs hectares de terres nationalisées. Cependant, les résultats sur le plan économique n'ont pas été reluisants. La «déboumedienisation» du secteur agricole avait été menée en parallèle avec une autre politique agraire, celle de l'acquisition des terres sahariennes par la mise en valeur. Un échec lamentable à cause des coûts d'exploitation, supportés en grande partie par la banque publique BADR. La chute vertigineuse des prix du pétrole dès 1984, les multiples erreurs commises par le gouvernement dans la gestion financière du pays et l'aggravation du phénomène de la corruption allaient avoir un effet dévastateur. La révolte d'Octobre 1988 en sera la conséquence. Chadli Bendjedid sera très affecté par la mort de nombreux jeunes Algériens. Il n'avait pas pu retenir ses larmes, lors de son discours du 10 Octobre 1988, quelques heures après le drame qui avait eu lieu devant le siège de la DGSN. Des dizaines d'Algériens avaient été fauchés par les balles des services de sécurité, parmi lesquels notre confrère Sid Ali Benmechiche. Chadli Bendjedid fera appel à l'armée pour rétablir le calme. Les islamistes, bien embusqués, se sont servis du mécontentement généralisé pour consolider leur base et étaient déjà prêts à investir le champ politique dont l'ouverture était imminente. Cette dernière ne s'est pas faite sans mal. Il a fallu, pour Chadli Bendjedid, vaincre le courant au sein du FLN de Mohamed Cherif Messaâdia, hostile à l'ouverture du champ politique au pluralisme. Le courant réformateur a fini par avoir le dessus. Une floraison de partis allait voir le jour. Seuls quelques-uns retiennent l'attention : le FFS d'Aït Ahmed, le RCD de Saïd Sadi, le PSD et… les islamistes du FIS. Les autres seront traités de «sanafir» par le leader du FIS, Abassi Madani. Le poids des islamistes sera mesuré lors des premières élections locales pluralistes, en 1990. Une écrasante majorité d'APC et d'APW seront contrôlées par le FIS. Les assemblées locales vont constituer un tremplin pour le FIS dans la perspective des élections législatives de juin 1991. Ces dernières seront avortées après l'arrestation de Abassi Madani et de Ali Benhadj, qui avaient organisé un mouvement d'occupation des rues de la capitale pour contester le découpage électoral. Chadli Bendjedid avait refusé de prononcer la dissolution du FIS, malgré des rapports accablants des services de sécurité sur la constitution de groupes armés islamistes en dormance. La suite est connue : les élections de décembre 1991 seront invalidées. Le président Chadli Bendjedid démissionne. L'Algérie entre dans une guerre sanglante contre le terrorisme islamiste. Vingt ans après, que reste-t-il de l'héritage de Chadli Bendjedid ?