Le professeur Yadh Ben Achour, ancien doyen de la faculté des sciences juridiques de Tunis et juriste de renommée internationale, a été nommé, en mars 2011, à la tête de la haute instance de la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique. Cette instance a mis en place les réglementations et les institutions chargées de veiller à la transition démocratique, comme l'Instance supérieure indépendante des élections et la loi électorale du scrutin du 23 octobre 2011. Le Pr Ben Achour est actuellement à la tête d'un comité d'experts juridiques qui s'exprime régulièrement sur les dossiers pertinents en Tunisie. Il répond aujourd'hui à nos questions. -Près de 20 mois après la révolution du 14 janvier et une année après les élections, quelle évaluation faites-vous de l'état des lieux, par rapport aux objectifs qu'elle s'est fixés ? L'objectif principal était de mettre sur pied, en quelques mois, une Constitution démocratique assurant, à la fois, le pluralisme politique et le respect des droits de l'homme. Le rôle de la Constituante devait essentiellement s'arrêter à la rédaction de la Constitution et non pas de se transformer en Parlement.Dans le projet de «petite Constitution» élaboré par le comité d'experts de la haute Instance de la révolution, l'expression «pouvoir législatif» n'a même pas été évoquée. La Constitution provisoire préparée par l'ANC, au contraire, a transformé l'ANC en Assemblée législative. Tous nos problèmes politiques actuels, notamment les changements perpétuels et peu sérieux des échéances électorales, viennent de ce péché originel. Nous avons fait confiance aux actuels gouvernants pour qu'ils respectent l'ensemble de leurs engagements et en particulier le caractère civil de l'Etat, et le mandat maximum d'une année fixée par la Déclaration sur le processus transitoire du 15 septembre 2011. Or, voici que, grisés par leur succès électoral, manquant de prudence et de sagesse politique, les constituants se transforment en Parlement permanent, engagent l'Assemblée nationale constituante dans des fonctions périphériques qui leur prennent énormément de temps, lancent des propositions qui vont à l'encontre de «l'Etat civil», se fient à des «experts» inexpérimentés et orgueilleux qui n'ont pas de formation valable en droit public, désignent un gouvernement qui n'a rien de provisoire, s'octroient des salaires impériaux. Voilà que les responsables de l'Exécutif se perdent dans des conflits de compétence et des querelles de chapelle et que l'administration se trouve déstabilisée par des nominations et des recrutements contestables. Bien entendu, tout cela se fait au détriment de l'élaboration rapide de la Constitution. Les promesses non tenues n'ont d'autre effet que de discréditer les gouvernants. Nous avons affaire, aujourd'hui, à une crise énorme de confiance qui se manifeste par une sorte d'agitation sociale permanente et une perte de crédibilité à l'égard de l'Exécutif et encore plus à l'égard de l'Assemblée constituante. Ennahdha veut changer le modèle de société, mais la société civile et politique veille au grain. -Si l'on parle maintenant de politique générale, quelle évaluation faites-vous de l'action gouvernementale et comment répliquez-vous à l'accusation de l'opposition de freiner les programmes gouvernementaux ? Il est vrai que le gouvernement actuel aussi bien que le parti majoritaire sont victimes d'un certain harcèlement de la presse, des réseaux sociaux, des syndicats et des partis de l'opposition. On peut le déplorer. Mais ils l'ont cherché et n'ont qu'à s'en prendre à eux-mêmes. Nous avons fait une révolution pour avoir la liberté et voilà que le débat s'institue autour du sacré avec des projets de lois pénales liberticides punissant le crime d'atteinte au sacré. Adieu, la liberté ! -Retour au système intellectuel carcéral avec des condamnations à 7 ans de prison pour de jeunes caricaturistes... A-t-on idée de l'énormité de la contradiction ? Les gouvernants actuels n'ont pas su tenir les rênes de l'Etat, gérer convenablement les affaires. On ne leur fait plus confiance, pour une raison très simple : au lieu de proposer des réformes concrètes politiques et surtout sociales et économiques et de les mettre en application d'une manière ferme, ils n'ont fait que se donner en spectacle, aussi bien à l'intérieur de l'Assemblée constituante que dans les relations entre les composantes de l'Exécutif, comme à propos de l'affaire Baghdadi, de la soi-disant motion de censure, du soi-disant recours à l'article 20 de la Constitution provisoire, ou de la controverse improductive autour du gouverneur de la Banque centrale. Ils n'ont su, par ailleurs, qu'organiser des palabres interminables à coups de colloques, de rencontres, de symposium et de je ne sais quelle autre espace de bavardage. L'étude et la consultation sont une excellente chose, mais c'est pour aller vers des décisions et non pas pour tourner en rond et sans fin. Réfléchissez à ces paradoxes et maladresses de gestion de la justice transitoire : comme par hasard, les victimes des exactions de la dictature vont être indemnisés, pendant que les tortionnaires de Ben Ali courent toujours et que certains responsables de l'ancien régime ne sont ni jugés ni libérés, après plus de 20 mois de détention, ce qui constitue un déni de justice.. Ce n'est pas une réussite !