Djemila Benhabib, militante laïque, est l'auteure de Ma vie à contre-Coran (VLB éditeur), Prix des écrivains francophones d'Amérique et de Les soldats d'Allah à l'assaut de l'Occident, préface d'Yvette Roudy (Editions H&O) pour lequel lui fut décerné le Prix international de la laïcité 2012. Un livre à paraître courant novembre (VLB et Koukou) dans lequel elle revient sur le Printemps arabe et les femmes. - Vous vous référez à votre vécu, je vous cite «dans trois types de sociétés distinctes : nord-africaine, en Algérie ; européenne en France et nord-américaine au Québec». Que vous a apporté chacun de ces vécus ? Qu'en avez-vous retenu de réellement significatif, voire de singulier ?
De la société algérienne j'ai acquis le goût de l'engagement, avec tout ce que cela signifie comme force et générosité, ouverture et aspiration à un idéal, parce que, très jeune, j'ai compris que pour exister dans la société algérienne en tant que femme il fallait se battre, d'autant que la société algérienne était confrontée à un mouvement islamiste extrémiste violent. La France incarne pour moi les lumières, les valeurs républicaines généreuses. Ce que m'a apporté la société nord-américaine, et plus particulièrement québécoise, c'est la simplicité, la modestie et également le pragmatisme qui consiste à aller à l'essentiel.
- Et si on faisait la synthèse des trois expériences de vie ?
Cela donne des expériences très contrastées, mais extrêmement enrichissantes, qui ont forgé ma personnalité. Je ne peux pas dire qu'une expérience est meilleure aux autres.
- La laïcité, c'est un engagement, une valeur, un idéal ?
C'est tout cela, et même plus que cela. C'est mon vécu en Algérie qui m'a amenée à réfléchir sur la place du religieux dans la cité. Et lorsque j'ai réalisé qu'on pouvait mourir pour ces idées-là parce qu'on ne voulait pas être régi par des lois islamiques, on comprend alors toute la nécessité et l'urgence d'évacuer la religion de l'espace public pour construire un projet collectif rationnel.
- Vous avez poursuivi cet engagement alors que vous aviez quitté l'Algérie.
Quand j'ai quitté l'Algérie je ne pensais pas pouvoir revivre les manifestations du politico-religieux dans la vie courante et l'espace public dans une société occidentale. C'est le Québec qui m'a amenée à me requestionner sur cette problématique sociétale à travers ce qu'on a appelé à l'époque «les accommodements raisonnables» qui, sous le couvert de la liberté de religion, ouvraient la voie à des dérogations à la loi générale.
- Vous considérez le multiculturalisme dans les sociétés anglo-saxonnes comme «une aberration monumentale dont l'équivalent n'est autre que le multicommunautarisme, c'est-à-dire un multiracisme institutionnalisé». Voulez-vous préciser ?
Le multiculturalisme renvoie l'individu à sa communauté d'origine. C'est un mode d'organisation sociale qui est basé sur le sang, sur le clan et sur la tribu, c'est-à-dire qu'on identifie une personne souvent, malgré elle, à un clan et donc on la soumet au diktat de son clan. Là où je dis que le multiculturalisme est un multiracisme, c'est qu'au nom de la spécificité et de la diversité, quelle soit religieuse ou culturelle, des dérogations à la loi sont aménagées. Et quand on demande des dérogations, on se fabrique au fil du temps une communauté parallèle. Lorsqu'au Canada, en 2004, on a demandé l'instauration de tribunaux islamiques pour les femmes musulmanes, c'était d'abord introduire une distinction entre une citoyenne canadienne de souche et une citoyenne canadienne supposément musulmane. Ceux qui parlent au nom de la communauté musulmane sont des gens qui sont épaulés bien souvent par des Etats étrangers dont le rôle est de garder cette soi-disant communauté soudée autour de la religion. Et ce qui est encore plus grave, c'est lorsque les institutions de l'Etat donnent du pouvoir aux dirigeants de ces communautés et, par conséquent, les personnes qui leur sont rattachées ne peuvent pas vivre leur citoyenneté pleinement. Reconnaître les particularismes dans ces communautés, c'est enfermer des individus dans des structures mentales qui sont totalement archaïques. On assiste à un chevauchement entre une structure sociale traditionnelle et une structure politique, et c'est là où la responsabilité du politique est extrêmement importante. La boucle est bouclée lorsqu'on instrumentalise la religion à des fins politiques.
- Vous vous êtes rendue récemment en Egypte et en Tunisie. Qu'en avez-vous retenu ?
J'ai été extrêmement attristée de voir que l'expérience algérienne n'avait pas franchi les frontières de l'Algérie, dans le sens où tous les sacrifices qu'ont faits les Algériens pendant les longues années noires n'ont pas été connus. Je pensais que l'expérience algérienne aiderait les démocrates tunisiens et égyptiens à ne pas sombrer également dans la violence et l'extrémisme. Les démocrates tunisiens et égyptiens sont fragilisés par l'islamisme qui a des moyens colossaux, des soutiens importants. Le premier pays qu'a visité Ghannouchi a été le Qatar, et c'est au Qatar que vit Abassi Madani. Quant aux femmes, elles sont les premières victimes de l'islam politique. Et les exemples sont multiples. En Egypte – où la moitié de la population est analphabète et vit en dessous du seuil de pauvreté –, alors que les enjeux économiques sont pressants, les députés passent leur temps à divaguer sur le statut de la femme. Et en Tunisie, on a voulu remplacer l'égalité par la complémentarité. On instrumentalise la police pour agresser les femmes au nom d'une certaine morale instaurée par Ennahda et qui prend racine évidemment dans le conservatisme d'une partie de la société.
- Le statut de la femme reste la pierre angulaire du projet démocratique. C'est l'enjeu central parce que l'ordre social repose sur le statut de la femme. On assiste à un double mouvement, celui de la liberté des femmes qui prend racine dans la nahda, portée par des intellectuels de renom qui étaient, pour la plupart des théologiens porteurs d'une lecture progressiste, qui étaient en avance sur leur temps. Tahar Haddad disait du voile islamique que c'était une muselière et que si on veut libérer la société, il faut commencer par la libération des femmes. Kacem Amin ne disait pas autre chose. Et aussi par une séparation du pouvoir politique et du religieux. C'est tout l'enjeu du processus démocratique de tous les pays musulmans.
- Vous dites que l'expérience algérienne n'a pas été méditée par les démocrates tunisiens et égyptiens, n'est-ce pas parce que ceux-ci considèrent que leur soulèvement est distinct ?
Chaque pays connaît un cheminement qui lui est propre, mais je considère qu'il y a des expériences qui sont universelles et cette confrontation entre, d'une part, le projet islamiste et, d'autre part, un projet moderniste, démocratique, est une histoire universelle à faire connaître, partout dans le monde. Cette confrontation nous montre qu'il ne peut y avoir de cocktail possible, parce que les démocrates se battent avec des mots, des idées, leur courage et leur ouverture, alors que les islamistes, eux, se battent aussi avec des idées, mais également avec la violence et avec les armes. Cette bataille est inégale. En plus, on ne peut pas se battre contre Dieu, Dieu doit être évacué du champ politique. On est dans la détestation de l'autre, de la fermeture, et on n'a pas besoin de cela. Nos sociétés souffrent d'un sous-développement économique, social, culturel. Injectons du rationnel, de l'intelligence. Nos sociétés ont prouvé qu'elles étaient mâtures pour vivre la démocratie.