Oum Tboul, ultime passage avant d'entrer en territoire tunisien. A première vue, un poste-frontière comme un autre, sauf que beaucoup de choses s'y déroulent et dans le secret le plus absolu. Divers trafics s'y effectuent de part et d'autre de cette frontière qui, semble-t-il, n'a rien à envier à la frontière marocaine. Rencontré à El Kala, Hassan, douanier depuis 10 ans, évoque les pratiques hors la loi émanant de représentants de la République. El Kala (Taref) de notre envoyé J'ai 39 ans. Je suis marié et j'ai 5 enfants. Je suis natif d'El Kala. J'ai commencé à travailler au poste-frontière de Bouchebka (wilaya de Tébessa, ndlr) en 2002. Tout se passait bien. J'appréciais énormément mon métier. Je voulais juste être un bon fonctionnaire de l'Etat algérien, gagnant honnêtement sa vie. Et pourtant, les trafiquants transfrontaliers faisaient déjà leur loi, avec la complicité de certains de mes collègues et également mes collègues tunisiens. Puis en 2008, j'ai été muté dans ma wilaya d'origine, El Tarf, au poste-frontière d'Oum Tboul. Je pensais avoir vu le pire à Bouchebka, mais c'est tout autre chose. Je me suis retrouvé face à une véritable organisation, je dirais même une véritable pieuvre dans les tentacules de laquelle se trouvaient mêlés des collègues, des trafiquants, des ressortissants algériens et tunisiens, et même des responsables. La frontière avec la Tunisie n'est pas comparable à celle avec le Maroc, qui, pourtant, est fermée depuis 1994, mais constitue une véritable passoire. Ici, à Oum Tboul, tout finit par passer : voitures, drogues, femmes… C'était en avril 2009, en pleine élection présidentielle. J'avais à peine commencé ma journée, lorsque mon supérieur hiérarchique m'a demandé un petit «service». Livraison Il me fallait faire discrètement passer de l'autre côté, et avec le véhicule de service, une vingtaine de bouteilles de vin algérien, qui devaient se transformer, comme par magie, en vin tunisien. Je n'avais pas à refuser, c'était ça ou une mutation dans l'extrême Sud. Mis devant le fait accompli, je me suis exécuté bon gré, mal gré. De l'autre côté, un collègue tunisien m'a fait savoir que ce genre de «livraison» était fréquent. Je n'avais plus qu'à le constater, en effectuant la même besogne pratiquement chaque semaine. Mais il n'y a pas que le vin. Le tabac aussi transite régulièrement par Oum Tboul : ainsi ce sont des cigarettes de marque Rym qui passent en Tunisie pour devenir des cigarettes de marque 20 Mars International. Là aussi, j'ai eu droit à ce genre de surprise, puisque c'est tout une organisation qui existe chez nos voisins de l'Est. Mais peu à peu, j'ai voulu m'extirper de tout cela. Je voulais rester un honnête citoyen et un honnête fonctionnaire. L'été, la situation est commune à toutes les zones frontalières. Files d'attente interminables et passe-droits qui ont de beaux jours devant eux. Bien entendu, tout est facilité pour le passage d'une quelconque «personnalité» telle qu'un wali, un chef de daïra ou un élu, voire un militaire. «Affaires» Mais lorsque telle «personnalité» franchit la frontière avec en sa possession une quantité importante de shit, j'avoue que j'en ai encore la nausée. De l'autre côté, ils sont parfaitement au courant de ce qui se trame à Oum Tboul. Bien sûr, je suis obligé d'obéir à certains «ordres» émanant de ma hiérarchie. Mais là où le bât blesse, c'est lorsqu'on te menace de retenues sur salaire si tu n'obtempères pas. Combien de fois j'ai eu droit à ce genre de menaces ? Je ne peux plus les compter, tellement je me suis compromis dans différentes «affaires», comme nous disons dans notre jargon. Pour les véhicules, il existe une filière inter-douanière algéo-tunisienne. La première fois que j'ai vu ça, je n'en croyais pas mes yeux. C'était au cours de l'automne 2010. Mon supérieur me demande de l'accompagner pour une personne désirant se rendre en Tunisie. Puis, nous nous retrouvons sur une espèce de no man's land où le véhicule immatriculé généralement 23 (Annaba) ou 36 (El Tarf), se voit gratifié d'une plaque d'immatriculation tunisienne, d'une carte grise tunisienne et d'une assurance tunisienne… apportées par des collègues tunisiens venus nous rejoindre. Tout ce qui se passe en Tunisie depuis la révolution n'arrange rien du tout, au contraire. khatina la prévention Ce «job» fait de plus en plus d'émules de l'autre côté. Des cas comme celui-ci, j'en ai côtoyés une bonne vingtaine, et paraît-il, ils commencent à faire des émules du côté de Heddada (wilaya de Souk Ahras) ou de Bouchebka. A ce moment-là, je commençais à être dégoûté de ce métier. Ouellit nakrah hayeti ya s'haïbi. Une tomobile* qui devient une karahba**, le plus normalement du monde sans aucun contrôle légal, je dis bien légal, c'est bien la preuve que notre métier et notre corporation, qu'elle soit algérienne ou tunisienne, ne servent absolument à rien. Souvent, j'ai voulu démissionner, mais voilà, j'ai une famille à nourrir, mon épouse ne travaille pas et mes enfants sont encore scolarisés. Plusieurs de mes collègues et amis sont comme moi, dans l'engrenage. La zetla, importée du Maroc, transite plutôt bien par ici, même si, de temps en temps, on organise des saisies, mais ça, c'est juste pour la publicité. Khatina la prévention. D'ailleurs, certains de mes supérieurs aident les trafiquant moyennant quelques petits avantages pour leur consommation personnelle. Même chose côté tunisien. Un nouveau phénomène est en train de prendre une ampleur sans précédent : le trafic de femmes, le trafic de prostituées. De jeunes femmes sont envoyées dans les complexes touristiques tunisiens pour «gagner» leur vie. Et souvent, ce sont nos supérieurs qui jouent les intermédiaires pour, une fois de plus, des «personnalités». J'ai eu même droit à deux chefs de daïra qui voulaient s'approvisionner en femmes pour un séjour tunisien. Des femmes, je devrais dire des filles, tant elles respirent la jeunesse. Au début, elles étaient exploitées à proximité du côté de Tabarka, mais de plus en plus le réseau s'étend à la capitale tunisienne et aux stations balnéaires, telles que Hammamet, Sousse ou Monastir. La prostitution est favorisée comme ça. Et puis redjela taâna sont plutôt chauvins, ils préfèrent la «chair» de chez nous. Généralement, elles sont originaires de Annaba, Guelma et Souk Ahras, jamais de la wilaya d'El Tarf, peut-être que pour ces dernières, elles doivent transiter par Heddada, je l'ignore pour le moment. J'ai vu des véhicules remplis les transporter. Bien entendu, l'obtention de leurs passeports leur a été grandement facilitée, de même que la fameuse autorisation parentale pour les mineures, et elles sont nombreuses. C'est tout un business qui court autour de ce trafic de femmes, car c'est bien d'un trafic qu'il s'agit, et il prend de l'ampleur à tel point que même certains walis seraient mêlés, mais là, je ne peux pas le prouver, je l'ai juste entendu par certains collègues. Imams Une chose est sûre, des imams ont été mêlés à ce genre de choses. Des imams qui soi-disant sont des hommes de religion, respectables, et qui vont passer du bon temps avec, hachak, des putes formées sur le tas par nos supérieurs hiérarchiques. Evidemment, mes supérieurs sont entièrement blanchis et ils continueront à faire subir la hogra à nos compatriotes qui souhaitent séjourner en Tunisie ou qui rentrent au pays. Là-dessus, rien de nouveau, au contraire. Mais, Oum Tboul, c'est sûr, est un poste-frontière hors du commun, où tout peut passer, moyennant une certaine complicité et surtout de gros sous. Il est devenu le paradis des passe-droits. *tomobile : l'automobile, la voiture en parler algérien **karahba : l'automobile, la voiture en parler tunisien