Patrice Bouveret est cofondateur et actuel directeur de l'Observatoire des armements, un centre d'expertise indépendant. Il revient dans cet entretien sur le dossier des essais nucléaires français en Algérie. - Comment expliquez-vous que la loi de 2010 portant sur les conditions d'indemnisation des victimes des essais nucléaires en Algérie et en Polynésie soient si restrictives à telle enseigne que seulement neuf victimes ont été indemnisées et aucune victime algérienne ?
L'Etat français – mais c'est également valable pour les autres Etats – a toujours eu du mal à reconnaître qu'il avait mis en danger sa propre population en l'exposant au risque de la radioactivité… Tout le discours officiel consiste à affirmer que les essais français étaient propres, que toutes les mesures de protection des personnels et des populations avaient été prises… La «raison d'Etat» et la volonté de disposer de la bombe atomique, primaient sur les conséquences prévisibles pour la santé et l'environnement – car dans les années 1960, les risques étaient largement connus des autorités scientifiques, militaires et politiques.
- Quelles sont les demandes des associations des victimes des essais nucléaires français en Polynésie et en Algérie ?
L'association Moruroa e tatou en Polynésie, comme l'Aven (Association des vétérans des essais nucléaires) en métropole, depuis leur création réclament l'adoption du principe de présomption consistant à ce que toute personne présente sur les lieux des explosions nucléaires rencontrant une maladie répertoriée dans la liste soit indemnisée sans autre forme d'examen. Alors qu'aujourd'hui, son dossier est soumis à un comité, le Civen, qui rejette la quasi-totalité des demandes sous couvert que leur exposition au risque a été considérée comme «négligeable». C'est la demande principale. Mais il existe également des revendications concernant les risques environnementaux, principalement en Algérie où des travaux de nettoyage et de réhabilitation des sites seraient grandement nécessaires ! Sans oublier bien sûr la question de la levée du secret-défense sur les archives…
- Comment comprenez-vous la persistance du discours officiel français arguant de la quasi-innocuité des essais nucléaires en Algérie et en Polynésie ? Des rapports d'experts ont pourtant prouvé le contraire ? Pourquoi ne sont-ils pas pris en considération ?
De notre point de vue, cette persistance des autorités françaises à nier les dangers de la radioactivité tient à la place prise par l'industrie nucléaire dans le développement économique de la France. Tout doute distillé – tant sur cette arme de destruction massive que sur l'industrie, de production d'électricité qu'elle a générée –, selon eux, pourrait conduire à son refus par les populations – principalement celles habitant proche des centrales et autres lieux de production et de stockage des déchets nucléaires – et par les personnels impliqués. En effet, qu'il soit civil ou militaire, les conséquences sanitaires et environnementales du nucléaire sont les mêmes.
- Avez-vous le sentiment que le président Hollande – qui a déclaré qu'il était prêt à discuter de tous les sujets avec le président Bouteflika lors de sa visite en Algérie – est disposé à rouvrir ce dossier en décidant de la levée du secret défense sur les essais nucléaires que les associations des vétérans des essais nucléaires réclament depuis des années et de la révision de la loi Morin ?
Selon les informations que nous avons pu glaner, il serait très étonnant que le président veuille ouvrir le débat sur ce sujet, ne serait-ce qu'il s'agit d'un sujet qui «fâche» et que le but de la visite est de rétablir des relations pour renforcer les échanges économiques entre les deux pays… Si le candidat Hollande avait manifesté sa volonté d'ouvrir le débat et de réformer la loi d'indemnisation, le président Hollande, quant à lui, jusqu'à présent, s'est bien abstenu d'évoquer la question et d'initier un changement, tant de la loi d'indemnisation que de la loi sur le secret des archives… D'ailleurs, en confiant la gestion de ce dossier au ministre délégué chargé des Anciens combattants, le pouvoir socialiste donnait le signal que pour lui la question était réglée. Alors que si nous voulons aller vers un réel règlement du contentieux, c'est à une instance interministérielle que devrait être confiée cette question et non au ministère de la Défense ou à son ministre délégué, en charge à l'époque de la conduite des essais nucléaires !
- Après la visite du président Sarkozy en Algérie en 2007, un groupe de travail algéro-français a été mis en place pour expertiser les sites nucléaires, établir un état des lieux quant à leur dangerosité et un diagnostic pour une décontamination. Avez-vous des informations sur ces travaux et sur l'état de leur avancement ?
Depuis la mise en place de ce groupe d'experts algéro-français, aucune information n'a filtré sur les travaux qu'il a menés… Chaque fois que nous avons interpellé les responsables politiques sur cette question, il nous a été répondu que le groupe travaillait ! Certes, mais cinq ans pour établir un état des lieux et faire des recommandations, cela nous paraît particulièrement long et dénote vraisemblablement des tensions sur les mesures à proposer, voire même un refus de part et d'autre de rendre publics les résultats de leurs travaux et d'entamer les démarches nécessaires pour une réhabilitation et une prise en charge des conséquences des essais… Notons toutefois, que les blocages proviennent, nous semble-t-il, autant du côté français que du côté algérien !