Tiré d'une histoire réelle, un texte admirable de Charles Dickens. Il ne se passe pas une année sans que les bibliophiles ne découvrent quelques manuscrits oubliés d'un auteur majeur. L'archéologie des écrits s'appelle «la génétique des textes» et elle connaît un essor considérable depuis une trentaine d'années. Cette nouvelle science littéraire ouvre de grandes perspectives aux chercheurs pour pénétrer l'âme des auteurs, celles de leurs écrits et les différents processus de création jusqu'à l'œuvre finale. Mais dans le cas qui nous intéresse aujourd'hui, celui du grand écrivain anglais, Charles Dickens, il s'agit de la republication d'une œuvre connue n'ayant eu qu'une traduction sommaire en français dans les années cinquante. Ainsi, Les Aventures de Joseph Grimaldi,* roman très apprécié dans une bibliographie très fournie, doit son existence en langue française aux éditions Nil qui ont eu la bonne idée de lui donner une traduction à la hauteur du génie de l'auteur, sous la plume de Bernard Hoepffner. Pour abréger le suspense sur ce roman qui se lit avec grand plaisir, il est temps de parler un peu de Joseph Grimaldi dont les aventures sont relatées par le génial Charles Dickens. Il se trouve que ce Grimaldi n'est pas un personnage de fiction et a donc bel et bien existé. Il a exercé toute sa vie comme clown dans les théâtres les plus prestigieux de Londres. Vers la fin de sa vie, il a entamé la rédaction de ses mémoires en se faisant aider par un journaliste. L'éditeur n'ayant pas été satisfait du résultat de ce travail de collaboration, proposa à Charles Dickens, écrivain prometteur à l'époque, c'est-à-dire en 1838, de retravailler le manuscrit et d'en faire un roman. Et, c'est cette version que nous tenons entre les mains aujourd'hui. Une œuvre épurée, où l'auteur n'a retenu que les faits marquants d'une longue vie tumultueuse faite de nombreux éclats et vacarmes. Dickens a donc divisé le roman en seize chapitres, qui certes ne résument pas le parcours d'une vie, mais donnent un aperçu très pointu sur la vie sous l'ère victorienne et une description exhaustive sur les pratiques théâtrales au XIXe siècle britannique. D'abord, on apprend que Joseph Grimaldi est un clown d'origine italienne. Son grand-père avait été un danseur très connu et son père exerçait comme dentiste dans la cour de la reine Charlotte mais, au bout d'un moment, il se trouva confronté à un dilemme cornélien entre la pratique de la médecine buccale et celle l'art chorégraphique. Les gènes du saltimbanque prirent le dessus sur tout et il décida de se consacrer à la danse. Le clown Joseph Grimaldi, dit Joe, est né le 18 décembre 1779 à Londres. Son père qui connaissait un certain triomphe dans des théâtres aussi prestigieux que le Sadler's Wells l'intégra rapidement dans sa troupe à l'âge de trois ans pour jouer le rôle d'un singe. Et, depuis cet âge précoce, il n'a jamais quitté les planches, multipliant les rôles dans une multitude de spectacles, avec une prédilection pour la pantomime. Comme dans l'autre roman de Dickens, sans doute le plus célèbre, David Copperfield, les enfants sont élevés à la dure, très souvent battus, et maltraités moralement. Ces agissements envers les enfants que dénonce en filigrane l'auteur, sont le reflet d'une société rigoriste, pudibonde et paternaliste. Le père alla jusqu'à simuler la mort pour mettre à l'épreuve l'amour de ses deux enfants, Joseph, et son frère cadet John. Ce père tyrannique ne tarda pas à mourir en 1788. Malgré son jeune âge, Joseph prit ses responsabilités et devint le chef de la famille. L'intensité de son activité et sa maturité à toute épreuve lui permettent de s'en sortir, et même de pouvoir acheter une maison à Londres. Mais l'installation dans cette nouvelle demeure devint, elle aussi, anecdotique car le quartier était infesté de malfrats dangereux. Ne perdant pas espoir, il put la vendre pour aller dans un lieu plus calme et plus conforme à son statut d'artiste et à ses aspirations. Il profita aussi un peu de sa notoriété pour courtiser une jeune fille de la haute société anglaise qui le lui rendait bien. Mademoiselle Hughes attendait avec impatience qu'il introduise sa demande auprès de son père, ce qu'il fit par lettre, obtenant l'accord de convoler en justes noces avec elle. Les succès grandissants lui permirent d'augmenter ses revenus et d'assurer à sa famille une aisance matérielle qui le rapprocha de la bourgeoisie anglaise. A un moment, à l'ouverture d'un théâtre dans le quartier londonien de Covent Garden, la ville connut quelques troubles en raison de manifestations du public amateur de théâtre qui protestait contre l'augmentation des billets d'entrée. Cela mit mal à l'aise Joseph Grimaldi et perturba ses prestations sur scène, car il était un perfectionniste. Il occupa la scène du Sadler's Wells pendant presque trente-huit ans sans discontinuité. Quand ses forces commencèrent à décliner, il décida d'arrêter de jouer, et demanda une faveur au propriétaire du théâtre où il avait fait toute sa carrière. Il voulait que les recettes d'une soirée lui soient entièrement versées. Le patron du théâtre refusa d'accéder à sa demande, prétextant un texte de loi interdisait une telle pratique. Le clown Joseph Grimaldi comprit alors que la vie d'un saltimbanque était précaire et tenait surtout à sa présence sur scène. Les aventures de Joseph Grimaldi contées par Dickens ont une saveur particulière qui nous réconcilie avec les arts du spectacle et le génie du récit littéraire. *Charles Dickens, «Les Aventures de Joseph Grimaldi», Nil Editions, 2012. 375 p.