Sur sa page facebook, cette mention intrigante : «Née le 24 juin 1996.» Dans la vie de Chérifa Kheddar, présidente de l'association Djazaïrouna des victimes du terrorisme islamiste, cette date correspond, en réalité, au jour de l'assassinat de sa sœur, Leïla, avocate, et de son frère, Mohamed Rédha, architecte. La maison où a eu lieu le double assassinat, à Ouled Yaïch, est devenue le siège de son association, créée officiellement en septembre 1996. Chérifa Kheddar n'épargne aucun moyen pour entretenir la mémoire des siens et celle des milliers de victimes de la Mitidja, où active Djazaïrouna. Chérifa le dit haut et fort : «Il y a une volonté politique pour nous ignorer, pour ignorer la douleur des Algériens pendant toute une décennie.» Elle s'attarde, dans la foulée, sur la charte pour la paix et la réconciliation nationale en nous confiant : « Le jour du référendum (sur la charte, ndlr), nous nous sommes rendus au cimetière et nous avons enterré la charte avec nos proches.» L'association a soigneusement numérisé toute une compilation de documents en rapport avec les victimes du terrorisme à l'aide d'un logiciel spécialisé, le Matus. «Chaque fois que nous prenons connaissance d'une victime, elle est ajoutée à notre logiciel, avec nom, prénom, date et lieu de naissance, date et lieu de l'assassinat. Quelquefois, on y adjoint le PV délivré par les services de sécurité. On met également, quand c'est possible, des photos des victimes. Tout document lié à cette histoire est scanné et conservé», explique Chérifa Kheddar. Elle précise aussi que ce logiciel a été mis à la disposition de l'association par l'ONG Freedom House. «Nous avons reçu une formation spéciale pour cela et Freedom House nous a remis un PC avec ce logiciel, l'objectif étant de connecter notre base de données à un réseau international sur les violations des droits humains.» Et de souligner : «Notre objectif est de mettre cette matière à la disposition des chercheurs, des journalistes, des étudiants et de toute personne qui désire faire quelque chose sur ce qui s'est passé chez nous.» Pour Chérifa Kheddar, un mémorial est la moindre des reconnaissances envers les victimes de la «guerre contre les civils» comme elle dit : «Parmi nos revendications, nous avons toujours dit qu'il fallait ériger une stèle pour les victimes à l'image de Maqam Echahid.» Une autre revendication chère à l'association est d'œuvrer pour une commémoration d'envergure nationale autour d'une date qui reste à définir. «Ce que nous voulons, c'est une journée et un lieu, avec une stèle. C'est quelque chose qui doit absolument exister si nous voulons vraiment tourner la page.» La présidente de Djazaïrouna évoque, en outre, un projet financé par l'Union européenne baptisé «Dhakira» (mémoire). «Dans ce projet, nous avons prévu de recueillir les témoignages de proches des victimes et les enregistrer sur plusieurs supports : audio, vidéo et document écrit», confie-t-elle. Citant la pédopsychiatre Houria Salhi, Chérifa Kheddar considère qu'il serait dangereux pour l'ensemble de la société de tirer un trait sur cette séquence tragique de notre histoire. «C'est peut-être une nécessité pour l'individu pour pouvoir faire son deuil, mais en aucun cas pour la collectivité. La mémoire collective doit être entretenue de manière assidue», insiste-t-elle. Quand la mémoire dérange Pour la présidente de Djazaïrouna, ce travail de mémoire ne saurait être dissocié des impératifs de vérité et de justice. Un triptyque qui constitue, selon elle, le socle incontournable d'une réparation équitable : «Il faut une réparation juste, pas uniquement matérielle au préjudice subi. Et la réparation juste c'est : la revendication de la mémoire, la revendication de la vérité et la revendication de la justice.» Notre interlocutrice déplore au passage la politique officielle dans le traitement qu'elle a réservé à ce profond traumatisme : «Le pouvoir s'est toujours complu à régler des problèmes politiques avec des enveloppes financières. Mais mettre les mots sur les choses et appeler les maux par leur nom, cela lui cause manifestement un problème. Quand on regarde le texte de la réconciliation nationale, ce qui revient le plus, c'est les indemnités. Il n'y est question que d'argent. Mais politiquement, on n'a rien réglé !» Et d'ajouter : «D'ailleurs, le terrorisme continue. Et moi, je me pose une question : de 2006 à ce jour, les personnes tuées sont-elles des victimes du terrorisme ou bien des victimes de la réconciliation nationale ?» Chérifa Kheddar rapporte un certain nombre de faits qui tendent à prouver que certains cercles ne veulent pas que cette mémoire flotte à la surface. Elle nous apprend ainsi que 16 cassettes vidéo appartenant à Djazaïrouna, contenant des témoignages filmés de plusieurs heures, ainsi que la caméra qui a servi à ce travail, ont été subtilisées par un ancien membre de l'association. « Il a également détourné un chèque. Nous avons déposé plainte. Cette personne a été jugée et condamnée pour le détournement du chèque, mais il n'y a jamais eu de suite concernant les cassettes. La justice ne s'est jamais saisie de l'affaire.» Chérifa Kheddar en est convaincue : cet homme a agi sur ordre. Dans le même registre, elle cite l'affaire de la plaque commémorative honorant la mémoire du journaliste de Liberté, Zineddine Aliou Salah, assassiné le 6 janvier 1995 à Khazrouna (Blida), qui a été vandalisée. Elle raconte également comment, avec des militantes féministes, un 8 Mars, elles ont baptisé une placette près de la Grande-Poste du nom de Karima Belhadj, cette jeune fille de 19 ans assassinée aux Eucalyptus le 3 avril 1993. «Mais cette plaque a été arrachée peu après la concorde civile», regrette Chérifa. Tout cela pour dire combien ce travail de mémoire dérange…