C'est l'autre visage des manifs qui secouent l'Egypte : celui des parias, des sans-grade, le parti des «ghalaba», ces millions de pauvres, victimes d'une économie à genoux. Beaucoup d'observateurs nous le disaient au Caire : la prochaine révolution sera une «thawrate guiya'e», une révolte des affamés. Gamal Hussein El Abd incarne bien cette frange d'insurgés. Il le dit clairement : il est sorti dans la rue pour le pain de ses enfants. Agé de 55 ans, on lui donnerait 20 ans de plus. Vêtu de guenilles, il arpente inlassablement la place Tahrir en brandissant un bout de carton sur lequel il a gravé ses revendications. Extrait : «Je suis de ‘hizb el canapé (surnom donné aux citoyens apolitiques, ndlr), et je ne trouve pas quoi manger. Morsi, vous devez partir (…) Notre buste est ouvert aux balles. Faites gaffe, M. Morsi. C'est la galette de pain qui a fait tomber Moubarak.» Gamal a pris le soin d'accrocher un quignon de «raghif» (galette) à sa pancarte pour mieux illustrer son propos. Gamal habite à Sayida Zineb. «Je loge dans un taudis», dit-il. Ce père de trois enfants est plombier à la base. «Mais je n'ai plus de boulot, je touche juste une petite pension de 250 livres (environ 3000 DA) pour avoir servi dans l'armée durant la guerre de 1973», confie-t-il. «Mes enfants sont au chômage. J'ai toute la peine du monde à joindre les deux bouts. Je fais de sales boulots pour arrondir mes fins de mois. Je ramasse les ordures. Akoul m'ezzibala. Souvent, je fais les poubelles pour manger.» Pour lui, le slogan de la révolution «iche, houria, adalai gtimaîya» (pain-liberté-justice sociale) est resté lettre morte. Gamal poursuit : «J'ai voté Amr Moussa, mais je ne fais pas de politique. Ana malichedaawa bi essiyassa, ana âyezakoulîche. Ces partis obéissent à des agendas propres à eux. Moi, je n'ai qu'un agenda, c'est le pain de mes enfants. Je veux manger à ma faim. Je veux que la roue tourne. Awiz el agalaedour. Ils veulent quoi, arouhach'hat ? Que j'aille mendier ? Morsi doit être à l'écoute du ghalbane et des démunis.» Gamal prévient qu'il ne bougera pas d'ici tant qu'on ne lui garantit pas une vie digne. «Ni l'armée, ni la police, ni la présidence, ne peuvent nous chasser d'ici. Même si tu me chasses aujourd'hui, je reviendrai demain. Je ne décamperai pas! La révolution va se poursuivre. Il y a du sang entre nous. Il y a eu des martyrs à El Ittihadiya, devant le palais de Morsi. Et c'est lui qui paiera la facture. Nous, nous avons assez payé. On a payé la facture du sang, de la faim, de la guerre, on ne peut plus rien payer de plus, on n'a rien. Si un autre pays veut de moi, je pars. Le peuple égyptien n'a plus de valeur aux yeux de nos dirigeants, à l'image de la livre égyptienne qui est au plus bas. Il y a une révolte de la faim qui arrive. Et Morsi ne voit rien. Il nous a promis l'argent du Qatar. Alors, que le Qatar me donne à manger, moi et mes enfants !»