Il fait déjà noir. Toutefois, le marché ne manque pas d'animation. Hommes et femmes se bousculent devant les étals du Ritaj, grande surface commerciale où l'on peut faire ses emplettes en fruits, légumes et viandes, en articles divers et aussi en habillement. C'est le premier hypermarché à avoir ouvert ses portes dans la ville nouvelle Ali Mendjeli, mais d'autres, ayant flairé la bonne affaire ont vite suivi. Aujourd'hui, les Constantinois viennent faire leurs courses dans ces espaces qui, contrairement aux commerces de la ville historique, restent ouverts jusqu'à des heures tardives, ce qui rend heureux beaucoup de retardataires. Faute d'autres référents, le commerce est devenu la locomotive de développement et d'attractivité pour cette ville née il y a à peine 12 ans. En si peu de temps, Ali Mendjeli (25 km au sud de la métropole constantinoise) s'est développée à un rythme effréné et compte aujourd'hui environ 150 000 habitants. Aux heures de pointe, la circulation devient infernale aux nombreux carrefours et sur les boulevards, rien à envier à sa grande sœur. Ville-dortoir ? Ce qualificatif galvaudé par le Constantinois moyen, adopté par les responsables et pratiqué même par les universitaires, semble aujourd'hui caduc devant la réalité de cette cité qui offre en tout cas davantage d'animation que la ville historique. Si le contraire est conditionné par le nombre d'équipements que doit comporter une ville vivable, Ali Mendjeli renferme l'essentiel : deux pôles universitaires, une zone d'activité, deux hôpitaux dont l'un, militaire, est hypersophistiqué, des banques, des sièges d'administration et des succursales de proximité, des hôtels, des infrastructures de sport et loisirs et un réseau routier considérable. Ville de relogement, ville des pauvres ! Ce qui manque cruellement, ce sont les jardins publics, des espaces culturels rayonnants, à l'instar du théâtre de Constantine, mais Rome ne s'est pas faite en un jour. C'est là la thèse du géographe Marc Cote qui, en 2006, avait étudié ce cas dans un ouvrage intitulé Constantine, cité antique et ville nouvelle (ed. Media Plus). La métropole historique était à l'étroit dans son site et sa croissance spatiale impliquait des solutions audacieuses. Devant le désordre urbain et l'échec des solutions intermédiaires, il fallait repenser l'extension spatiale de la métropole, d'où la ville nouvelle. Sur commande des pouvoirs publics, les géographes ont travaillé durant les décennies 1980 et 1990 et désigné le plateau de Aïn El Bey pour accueillir la nouvelle agglomération. Un décret ministériel de création est signé en 1988, mais ce n'est qu'en 2000, après 15 ans de retard, qu'elle est officialisée et baptisée. A cette époque, les architectes prennent le relais et construisent la ville, mais hélas, l'urgence et la précipitation imposée par les politiques ont réduit les choix du modèle urbain en omettant de penser l'avenir de la ville en projet. C'était l'époque où Mohamed Nadir H'mimid, alors wali de Constantine, devait reloger à tour de bras pour diminuer la pression sur la demande de logement social et résorber le tissu impressionnant de l'habitat précaire. Le volontarisme politique et la courte vision ont fait d'Ali Mendjeli une ville de relogement, ville des pauvres. Le retard des groupes sociaux et l'absence de melting-pot n'ont fait qu'accentuer le caractère social qu'affiche la ville, souligne encore Marc Cote. La violence qui s'empare des cités nouvellement peuplées et les affrontements par bandes interposées font de la destination un véritable coupe-gorge. Le concept de «rurbanisation», inventé par des universitaires, va comme un gant à cette cité de recasement pour des masses issues de l'exode rural. Mais la forte pression et l'absence de choix imposent à des pans entiers de la classe moyenne de s'installer tout de suite après, à Ali Mendjeli grâce aux programmes AADL et LSP. Les équipements publics voient le jour et la ville commence à s'autosuffire. Des lotissements de villas apparaissent aussi et la violence retombe dans «les standards» des autres villes algériennes. Ville nouvelle contre nouvelle ville Ali Mendjeli est-elle condamnée par ses déformations congénitales ? C'est l'essentiel du débat qui, hélas, ne dépasse guère les murs de l'université. Le plan d'urbanisme manque de diversité, le type de construction en cellules fait de la ville un immense champ carcéral, alors que le contenu (à dominante sociale et rurale) oblitère la diversité des populations et, comble du déficit, la gestion de cet organisme urbain est confiée à la commune de Khroub qui est de moindre taille et ne dispose guère de moyens pour gérer cette excroissance gigantesque ! Le retard de l'Etat à changer le statut administratif de cette entité prive Ali Mendjeli des ressorts essentiels pour son épanouissement et illustre l'incohérence des visions et de la démarche des différents départements gouvernementaux. Lors d'une visite effectuée en décembre 2012 sur le site, Amara Benyounès, ministre de l'Aménagement du territoire, de l'Environnement et de la Ville, a qualifié ce qu'il a vu de «catastrophe urbanistique». Avant lui, ni Cherif Rahmani ni Nouredine Moussa n'avaient prononcé un tel verdict. Il est vrai que le président Bouteflika, plusieurs fois hôte d'Ali Mendjeli, n'a jamais montré de sympathie pour cette ville, et tout récemment, le Premier ministre, Abdelmalek Sellal, l'avait qualifiée à partir de Annaba, d'«exemple à ne pas suivre». En revanche, Mohamed Nadir H'mimid a été promu ministre de l'Habitat pour ses prouesses, dit-on, à Ali Mendjeli ! Schizophrénie de l'Etat. Le site est fait d'un nombre regrettable de ce qu'il faut éviter en matière d'urbanisme et d'architecture, mais pouvait-on vraiment faire mieux, connaissant les faiblesses de l'Etat, des entreprises privées et publiques et l'aliénation de l'université ? Faute de mieux, les habitants se sont réappropriés leur espace et ont rebaptisé leur ville. Ali Mendjeli, la ville nouvelle des universitaires c'est du passé. Son nom, désormais, c'est Nouvelle ville !