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la parole aux Tunisiens
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Publié dans El Watan le 22 - 02 - 2013

La Tunisie est-elle menacée par un scénario à l'algérienne ? La révolution tunisienne peut-elle connaître un second souffle ? Quinze jours après l'assassinat de Chokri Belaïd, des Tunisiens s'expriment sur le tournant de la révolution.
-Mourad Teyeb. Rédacteur en Chef de Tunisia News Network : les Tunisiens ne tolèreront jamais un recours à la violence pour régler
les affaires du pays
Un Tunisien averti doit se méfier de tout scénario susceptible de se produire dans le pays, le pire en premier lieu. Certains ont évoqué plusieurs scénarios, comme celui qu'a connu l'Algérie ou le Liban, mais les analogies ne tiennent pas vraiment debout. D'abord parce que la Tunisie n'a jamais eu un passé meurtrier. Même durant la révolution contre Ben Ali et son régime, 300 personnes au maximum ont été tuées, dont un bon nombre pour des motifs purement criminels. Et les Tunisiens sont, de nature, modérés et contre toute forme de violence.
La plupart de la population, des religieux compris, sont de bons vivants et accordent une bonne partie de leur vie au divertissement. Ceux-ci sont déjà au bord du gouffre et pensent que l'impasse politique dans le pays est déjà suffisante pour les dégoûter. Ils ne tolèreront ainsi jamais un recours à la violence extrême pour régler les affaires du pays. Malgré les menaces (extrémistes religieux ou de gauche, criminels, contrebandiers, rescapés de l'ancien régime), les Tunisiens tiennent toujours à la stabilité et à l'opposition au crime organisé. Les liens économiques, politiques et sociaux de la Tunisie avec l'Occident et les pays du Golfe, qui font du pays un partenaire privilégié dans le processus de la «démocratisation» du Monde arabe, constituent un gage contre une éventuelle transformation du sol tunisien en un terrain où se battent des forces et des intérêts multinationaux. Ce qui s'est passé les derniers jours en Tunisie n'a rien du hasard. On peut aujourd'hui parler de forces occultes qui cherchent par tous les moyens de profiter du flou politique et de l'incompétence du gouvernement à des fins qui ne peuvent jamais être patriotiques, à mon avis.
La Tunisie a franchi un pas vers la démocratisation et la mise en place des institutions et des législations requise pour une démocratie. Le travail du gouvernement actuel et de l'Assemblée constituante est loin d'être parfait. Tout au contraire. La coalition au pouvoir et la majorité parlementaire ont brillé par des actes et des choix qui laissent énormément à désirer. Cependant, remettre en question leur légitimité revient à remettre en question tout le processus démocratique réussi depuis octobre 2011. Et ceci est très dangereux, car susceptible de mener le pays à la case départ, celle de la dictature.
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-Emna Ben Yedder. Militante : le gouvernement met actuellement en péril le devenir démocratique
A première vue, les ressemblances entre le régime que souhaite instituer Ghannouchi, le leader du parti Ennahda en Tunisie, et ce qu'ont tenté d'instituer les islamistes en Algérie au cours des années 1990 de la terreur sont troublantes. Les dirigeants islamistes tunisiens de la mouvance de Ghannouchi suivent un plan d'exécution similaire : ils ont joué sur le sentiment de victimisation et ont de la même manière procédé à un maillage social étendu grâce à un discours populiste et des actions caritatives financées en large partie par des fonds provenant des pays du Golfe, sans qu'aucun contrôle ne soit pratiqué sur ces fonds qui se déversent à travers entre autres des mandats qui arrivent par milliers dans toute la Tunisie.
Certains d'entre eux ont attisé les foules avec des discours harangueurs demandant l'institution de la charia, et ont «oublié» que leur programme électoral mentionnait que la charia ne serait pas instaurée. Aujourd'hui, il apparaît plus clairement que la démocratie promise n'était qu'un épouvantail. Ils ont troqué le discours religieux pour un discours partisan ferme au sein des mosquées, en écartant de nombreux imams qui ne souhaitaient pas aller dans ce sens. Ils ont stigmatisé les «alliés de l'Occident» et appelé à la violence ; le groupe des «alliés de l'Occident» étant un fourre-tout comprenant tous ceux qui ne sont pas les soldats de la mouvance ghanouchienne.
Depuis leur arrivée au pouvoir, ils se sont attelés à frériser les institutions de la République. Les Frères poussent en outre pour une Constitution qui pourrait permettre d'instituer une théocratie, où le conseil supérieur de la magistrature serait nommé aux trois quarts, où la référence à la déclaration universelle des droits de l'homme serait absente afin de bannir la liberté de croyance et de conscience. Des fuites de conversations privées de Ghannouchi ont confirmé cette volonté théocratique qui devra être instituée par étapes et également son désir de faire main basse sur l'armée, les médias. Hier, c'était aux hommes politiques de l'opposition, aux syndicalistes, aux intellectuels et professeurs des universités et aux journalistes d'être attaqués ou menacés, aujourd'hui c'est aux assassinats politiques que l'on assiste. Il y a des accusations de part et d'autre quant à l'assassinat de Chokri Belaïd. Nous pensons qu'on devrait laisser l'enquête prendre son cours.
Cependant, nous avons pu constater l'impunité (et parfois même de la sympathie) dont jouissent les différentes parties instigatrices d'actes graves de violence de la part du gouvernement en particulier d'Ennahda (à titre d'exemple, la position d'Ennada par rapport aux LPRs). Les membres du parti au pouvoir ont laissé s'installer la violence, le trafic d'armes, et ne réagissent pas à la présence de milices armées qui sillonnent les villes. Ceci nous pousse à réfléchir, en tant que société civile, à la responsabilité bien que la culpabilité devra être révélée par l'enquête. Aujourd'hui, la crise politique est de taille et le gouvernement n'a ni été capable de tenir ses promesses électorales ni apporté une stabilité au pays, et met actuellement en péril le devenir démocratique.
Il y aura un avant et un après 6 février 2013. Tout n'est pas perdu, la majorité des acteurs de la scène politique et de la société civile redoutent l'effritement de l'Etat et la division qui n'avait cessé de grandir jusqu'au triste 6 février. Les partis d'opposition accélèrent leurs unions à travers la mise en place de fronts : le front populaire d'un côté regroupant les nombreux partis de gauche et d'extrême gauche, le pôle centriste composé des partis Massar, Républicain (joumhouri) et l'appel pour la Tunisie (Nida Tounès).
De nombreuses initiatives sont également proposées pour mettre fin à la crise, telles que celle du Front populaire (auquel appartenait feu Chokri Belaïd). De nombreuses organisations de la société civile se mobilisent également pour faire pression sur la mise en place d'une feuille de route claire qui pourrait amener le pays vers des élections transparentes. De nombreux défis restent cependant à relever : la constitution d'un gouvernement indépendant qui aura néanmoins la légitimité juridique requise pour garantir sa stabilité, la finalisation de la loi électorale, la mise en marche de l'institution indépendante pour les élections, une date limite pour la finalisation de la Constitution et un mécanisme de validation consensuel. En chaque Tunisien, qu'il soit sorti dans la rue ou non le 6 février, résonnent les mots de la veuve de Chokri Belaïd déterminée à continuer à se battre pour l'instauration d'une Tunisie démocratique. C'est un enfantement dans la douleur, un devoir national.
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-Madeleine Bouebdelli Militante : l'urgence, finir la rédaction de la Constitution
La Tunisie traverse une crise grave et la situation actuelle est plus que jamais critique, car elle est en train de sombrer dans le chaos de la violence. La situation économique, sociale, sécuritaire et politique s'est en effet profondément dégradée depuis plus d'un an. L'assassinat de Chokri Belaïd, leader de Patriotes démocrates et du Front populaire, a dissipé les derniers espoirs que l'on pouvait avoir quant à la transition pacifique. L'urgence du redressement de la situation actuelle est d'autant plus préoccupante qu'elle a des conséquences sur la sécurité des pays du Maghreb. Un sursaut national s'impose avec l'adoption d'une feuille de route crédible et consensuelle, un gouvernement de compétence nationale doit être mis en place afin de réinstaurer l'ordre et les institutions. Faute de quoi, la Tunisie entrera pour longtemps dans les ténèbres de la violence, de l'obscurantisme et risque de perdre ses acquis économiques, sociaux et sociétaux. Pour éviter de tomber dans le scénario qu'a connu l'Algérie dans le passé, il est également impératif que l'Assemblée nationale constituante achève dans les plus brefs délais la rédaction de la deuxième Constitution tunisienne. Je reste malgré tout optimiste quant à l'avenir de notre pays. Les partis d'opposition semblent maintenant avoir compris qu'ils doivent surmonter les conflits politiques et partisans et placer la sécurité du pays et sa stabilité au-dessus de toute autre considération.
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-Emna Ben Jemaa. Journaliste : on peut parler de la «deuxième phase» de la révolution
Dans la situation de flou actuelle tout est possible. Je pense que ce gouvernement a trop été laxiste face aux appels à la haine et aux meurtres qui circulent depuis les élections. On parle de liste (bien entendu ceux qui sont dans la liste sont ceux qui critiquent Ennahda), certains politiquess ont leur garde du corps, d'autres bénéficient actuellement de la garde de la police. La violence ne va pas disparaître du jour au lendemain, mais elle ressemblera au cauchemar algérien que si les islamistes sentent qu'ils vont perdre le pouvoir. Je ne parle pas forcément des islamistes au pouvoir, mais des intégristes, et il en existe. Il est clair que l'opposition n'a de choix que de se rassembler. L'échec du gouvernement et l'incapacité de la Constituante doivent persuader les Tunisiens que le processus démocratique ne fait que commencer et que le plus difficile reste à réaliser. Autrement dit, on peut aujourd'hui parler de la «deuxième phase» de la révolution tunisienne plutôt que d'une nouvelle révolution.
Rien ne doit nous faire douter de l'ampleur de la révolution de janvier 2011, ni de la légitimité du gouvernement de la «troïka» et de la Constituante élue. Nous faire douter des deux uniques institutions légitimes (car élues) de l'histoire du pays est très dangereux. C'est ce que des forces (à l'intérieur du pays comme à l'extérieur) veulent réussir. Comme un grand nombre de mes compatriotes, je demeure convaincu que les urnes sont l'unique moyen pour changer le gouvernement et les députés élus en octobre 2011. Ceux qui craignent les urnes pourraient recourir à la violence et aux campagnes de dénigrement (se basant sur une grande partie des médias, celle encore contrôlée par les sbires et la mafia de Ben Ali). Mais je ne les vois pas réussir à faire douter les Tunisiens de la légitimité de leur cause, celle de bâtir un Etat civil de droit et d'égalité.


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