L'une, enseignante à l'université, est poursuivie pour délit d'opinion. L'autre, cinéaste, pour «insulte à la sacralité de Dieu». Contre l'intégrisme, elles font entendre leur voix. - Ennahda a émis contre vous un mandat d'amener pour «dénonciation calomnieuse». Quelle est votre version des faits ?
Au terme d'un intense débat, la Commission des droits et des libertés (chargée de l'écriture de la deuxième Constitution tunisienne, ndlr) a voté, à onze voix contre dix, un article, très respectable, sur la liberté d'expression et de création. Mais la Commission de reformulation, qui, comme son nom l'indique, est chargée d'améliorer la formulation des textes, est intervenue sur le fond, en ajoutant des restrictions préalables à ces libertés. Des restrictions relatives, par exemple, à la sécurité ou à la morale publique, transformant le texte que nous avions voté en article liberticide. J'ai alors dénoncé un abus de confiance. Le rapporteur de la Commission, dans sa plainte, a écrit que je remettais en question sa «moralité», ramenant tout à sa personne, alors que je parlais d'une situation et d'un problème d'ordre éthique et moral. Vous n'êtes pas la seule à être poursuivie pour délit d'opinion. Le doyen de la faculté des lettres de l'université de la Manouba est aussi dans le collimateur des islamistes. Oui ! Pour s'être opposé au port du niqab à l'université !
- Vous dénoncez les autorités de vouloir «museler l'intelligentsia tunisienne». Dans quel but ?
Parce que c'est elle qui défend le plus le projet démocratique et laïque. Le parti Ennahda est tiraillé entre un idéal démocratique et des fondements islamistes. Pour l'instant, ce sont eux qui l'emportent.
- Craignez-vous pour votre vie ?
J'ai reçu des menaces de mort sur facebook. Mais je n'ai pas peur.
- Qu'est-ce qui change entre le régime de Ben Ali et le pouvoir actuel ?
La liberté de parole. La révolution nous a libérés. Aujourd'hui, on peut manifester pour défendre nos droits. Les réseaux sociaux ont aussi changé les choses : il n'y a qu'à voir la vitesse à laquelle mon cas a été médiatisé. Mais il faut aussi parler de la tyrannie de la rue, de la foule instrumentalisée. Heureusement, la Tunisie peut compter sur un tissu d'ONG et sur une société civile très active.
- Aucun signe qui montre que le pouvoir s'attaque davantage aux mœurs...
Dans le discours, Ennahda accepte le jeu démocratique. Mais jusqu'à quel point ont-ils intégré les valeurs démocratiques ? On voit bien que leur seul projet, c'est la gestion des mœurs et la sexualité des femmes.
- Mais faut-il voir les islamistes comme un bloc ?
Non, bien sûr. Il y a une génération très attachée à la littérature islamiste, et une nouvelle génération à laquelle appartient par exemple Djebali, plus démocrate, qui se distingue par une forme de pragmatisme. Samir Dilou, le ministre des Droits de l'homme et de la Justice transitionnelle, est un démocrate convaincu. C'est la raison pour laquelle Ennahda et les partis islamistes pourraient ressembler à la droite conservatrice européenne. La preuve : en ce moment, le débat tourne autour du ministre de l'Intérieur : doit-il être indépendant ou pas ? Le débat est devenu politique, pas religieux.
- Mais cela pourrait aussi répondre à une tactique, comme celle du PJD au Maroc : les politiques affichent une certaine respectabilité en sachant que les militants se chargent de mettre la pression sur les questions religieuses au cœur même de la société...
Oui, c'est ce qui est en train de se passer : Ennahda se sécularise pendant que les salafistes prennent en charge l'islamisation de la société. On voit actuellement l'impunité dont bénéficient les salafistes. C'est la raison pour laquelle nous demandons l'application de la loi. Car quand la loi n'est pas respectée, l'idéologie religieuse finit toujours par l'emporter. Ceci dit, nous ne sommes pas dans un scénario iranien : plus personne n'ose défendre un modèle théocratique. Personne ne remet en cause la démocratie comme modèle politique.