Damas, mai 2000 : restaurant Lanterna. Khaïri Eddhabi, le grand romancier syrien m'embrasse et m'invite à m'asseoir à sa table. Il m'avait précédé de trois ou quatre minutes. J'allais lui présenter mes excuses, il m'interrompit : «Oh ! pas d'excuses, moi-même j'ai eu toutes les difficultés du monde pour arriver au Lanterna ! Quelle circulation ! Laisse tomber. Ecoute, écoute», Je n'en croyais pas mes oreilles ! Dahmane El Harrachi chantait Ya rayeh, taâya wa twelli (Ô voyageur ! Tu partiras, tu te fatigueras et tu reviendras !). Me voyant ému, Khaïri me sourit et entonne, d'une voix mélodieuse, le célèbre refrain Ya rayeh, tâaya wa t'welli ! Puis il éclata de rire et me lança : «Etonné ? Sais-tu que c'est la chanson algérienne la plus appréciée à Damas ? Fais un tour à la place El Merdja, à El Hamidia (le plus grand marché de Damas) où fais le lèche-vitrine dans Essalihia (genre rue Didouche Mourad à Alger) et tu verras. Dahmane El Harrachi est là à chanter : ‘‘Ya rayeh, tâaya wa t'welli !''». Je n'osais en croire mes oreilles. Le lendemain, j'ai fait le tour de Damas. A pied, en taxi et en bus. Dahmane El Harrachi ne chantait pas partout, mais de temps en temps. Sa voix rauque mais mélodieuse fusait de ce magasin de vêtements ou de cette gargote de chawarma ! Trois jours après mon dîner avec Khaïri Eddabi, je pars à Hamah (1), trois cents kilomètres au nord-est de Damas. Dans un relais où le bus s'est arrêté, Dahmane chantait à tue-tête. On l'entendait même là–bas sur l'autoroute. Khaïri m'expliqua, deux jours après dans la ville martyre de Hamat : «Les Syriens donnaient à cette chanson de Dahmane une ‘‘connotation politique''. Ils disent, notamment les sunnites, que ‘‘Errayeh'' (le partant, le voyageur) est Brahim Makhous, le professeur de cardiologie et ex-ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement de Noureddine El Attaci, renversé par Hafez El Assad. Brahim Makhous est chez vous à Alger !» Je répliquai à Khïari : «Je connais bien le professeur Brahim Makhous. Je passe le voir souvent, avec des amis, dans sa résidence à Hydra, quartier chic d'Alger, et Khaïri tira de sa poche intérieure de sa veste une petite revue (format poche). Dès que j'ai vu sa couverture, j'ai tout compris. D'un geste rapide et preste, j'ai ‘‘refoulé'' la revue à l'intérieur de la veste de Khaïri : ‘‘Tu es fou ?''» Khaïri Eddhahabi n'est pas fou. Il est sunnite et … damacène, religion (ou dogme) et lieu de naissance que Hafez El Assad et son fils Bachar, actuel président (alaoui) de la Syrie détestent comme on déteste le choléra ou la peste. Khaïri est donc un opposant au régime de la dynastie El Assad ! (1) Ville historique détruite par Hafez El Assad en 1978. «Plus de 20 000 morts sous les obus des chars. Il avait écrasé la rébellion des sunnites»