Samedi 3 décembre 1994. Saïd Mekbel, 54 ans, célèbre billettiste et néanmoins directeur du journal Le Matin, publiait un dernier billet étrangement prémonitoire intitulé «Ce voleur qui…», où la mort guettait le journaliste rasant les murs. Ce fatidique samedi, Saïd est attablé dans une pizzeria, à deux pas du siège de son journal, dans le quartier de Hussein Dey. Une collègue partage son repas, le dernier. Des toilettes de ce restaurant fréquenté par les journalistes du Matin sort un jeune affublé d'une queue de cheval. Il s'avance vers la table de Saïd Mekbel, dégaine son arme. Il appuie sur la gâchette, l'arme s'enraye, puis deux coups partent à bout portant. Saïd Mekbel, dos au tueur, s'affaisse. Transporté à l'hôpital Aïn Naâdja, il décédera le lendemain. De son vivant, Saïd Mekbel était déjà l'une des figures les plus emblématiques de la presse algérienne et ne devait cette position qu'à la seule force de son immense talent. Saïd Mekbel se savait visé. Des menaces de mort, il en recevait depuis des années déjà. Il avait même fait l'objet d'un attentat raté. Alors qu'il avait pointé son pistolet pour lui tirer dessus, à bout portant, le terroriste qui le visait a vu son arme s'enrayer. Ce fatidique samedi 3 décembre 1994, la bouche de la mort a craché à deux reprises. Il venait de publier, le matin même, un dernier billet étrangement prémonitoire intitulé «Ce voleur qui…» Près de deux décennies après sa mort, Saïd Mekbel n'a pas été oublié. A Béjaïa, sa ville natale, une stèle à son effigie verra bientôt le jour. Lancée sur une initiative d'un groupe de journalistes locaux, elle sera érigée sur une place publique pour rappeler autant son combat que son sacrifice. Ce que peu de gens savent encore de lui est que Saïd Mekbel était l'un des tout premiers ingénieurs algériens. Enfant, il était si précoce qu'on lui a fait sauter des classes. Détecté très tôt par ses enseignants, on conseilla à sa famille de le mettre à l'Ecole des cadets de Koléa. D'extraction modeste, la famille a dû se saigner pour financer ses études. «Notre mère a dû vendre sa chaîne en or», se rappelle Salim, le plus jeune de ses frères, qui nous a reçus chez lui, dans ce paisible quartier non loin du port. Saïd quitte Béjaïa très tôt pour se consacrer aux études. Quand il revenait en vacances dans sa ville natale, il donnait des cours particuliers aux voisins qui en avaient besoin. Il donnait également un coup de main à son oncle, gérant d'une barque qui assurait le passage entre le port et la jetée. «La traversée coûtait 25 centimes», se rappelle Salim. A son retour à Alger, il est recruté par Alger Républicain en tant que critique de cinéma. En 1965, il intègre Sonelgaz en tant que contremaître. «C'est notre oncle, un ancien moudjahid, qui lui avait demandé de rentrer pour se mettre au service du pays», précise Salim. En 1978, il obtient son diplôme d'ingénieur en mécanique des fluides. Toute sa vie, Saïd Mekbel livrera deux combats. L'un politique, l'autre journalistique. Son engagement politique au sein du Parti communiste algérien lui vaudra d'être arrêté et torturé sous Boumediène. Il connaîtra également la clandestinité. En 1965, lorsqu'Alger Républicain est interdit pour la troisième fois de son existence par le régime de Boumediène, Saïd Mekbel s'imposera d'écrire son billet d'humeur quotidiennement sans être publié. Il le fera jusqu'à la résurrection du défunt journal, en 1989. Salim Mekbel garde encore chez lui comme de précieuses reliques deux exemplaires de journaux. Il s'agit du numéro zéro d'Alger Républicain après l'indépendance dédicacé par Saïd, puis du numéro zéro du journal Le Matin. Son fils Nazim, que nous avons pu joindre, témoigne : «La rédaction d'Alger Républicain se réunissait régulièrement chez nous, à la maison, au lancement du journal. C'est aussi à la maison qu'a été décidé du nom et du logo de ce qui allait devenir Le Matin.» «Saïd a été façonné par Henri Alleg», dit son ancien collègue au Matin, Hassan Zerrouky, que nous avons rencontré dans les locaux du Soir d'Algérie. Au lancement d'Alger Républicain, Henry lui fourgue un recueil des billets de Robert Escarpit en lui lançant : «Tiens, lis ça et propose nous quelque chose du même tonneau.» Doué d'une grande finesse d'esprit et d'une sensibilité hors du commun, Saïd Mekbel était un touche-à-tout de génie, qui excellait dans beaucoup de domaines : la photo, le dessin, l'écriture, la cuisine, la menuiserie… «Il savait parler aux petits comme aux vieux», se rappelle son frère Salim. Saïd était toujours entouré de jeunes journalistes. Dès qu'il percevait un talent, il aidait, conseillait et encourageait. «Il avait une posture de passeur», se souvient Arezki Tahar, ex-directeur du Théâtre régional de Béjaïa, qui l'a bien connu. «Le meilleur hommage qu'on puisse aujourd'hui lui rendre est d'être fidèle à ce journalisme d'idées, à ce journalisme citoyen», dit encore Arezki Tahar, qui nous rapporte cette dernière anecdote.