La rentrée sociale et politique a débuté alors que Mohamed Benchicou entame son quatrième mois de prison. Tandis que Hafnaoui Ghoul, emprisonné depuis le moi de mai, n'en a pas encore fini avec la série de plaintes en diffamation instruites à son endroit. Pendant ce temps, le journal Le Matin demeure suspendu d'impression avec à la clé la mise au chômage de fait de plus de 150 travailleurs. Depuis l'ouverture du pluralisme médiatique, la presse indépendante a souvent été la cible des pouvoirs publics. Mais jusqu'en avril 2004, les autorités politiques se sont abstenues de franchir le pas en condamnant des journalistes à la prison. C'est bien la première fois, en effet, qu'un directeur de quotidien, et pas n'importe lequel, est jeté en prison, sous l'accusation d'infraction à la législation des changes. Or, devant la cour, les avocats de Mohamed Benchicou, notamment Me Miloud Brahimi, ont démontré, loi à l'appui, que le directeur du Matin ne pouvait être passible d'une telle condamnation. Me Miloud Brahimi avait fait observer que s'il y avait eu vraiment infraction, la loi en question recèle des dispositions de conciliation et un règlement à l'amiable sous trois mois et sous certaines conditions. « On ne lui a pas donné la chance de le faire » déclarait-il devant le tribunal. De ce fait, il est permis de penser que le verdict prononcé à l'encontre du directeur du Matin a non seulement été entaché de vices de forme, mais aux yeux de l'opinion publique et des amis de l'Algérie - les vrais, pas ceux qui convoitent les richesses énergétiques du pays - a toutes les apparences d'une décision sanctionnant les écrits et prises de position de Mohamed Benchicou. Le directeur du Matin - c'est ce qu'on lui reproche au fond - n'aurait pas dû s'opposer de manière aussi frontale au chef de l'Etat. Or, comme pour n'importe quel citoyen, c'est son droit le plus absolu. Autrement, nul besoin de clamer que le pluralisme politique et la liberté d'expression et de la presse sont respectés en Algérie. D'aucuns, à tort ou à raison, ont estimé que Le Matin et son directeur ont dépassé les limites, en s'attaquant à la personne du chef de l'Etat. Mais est-ce une raison suffisante pour jeter un journaliste en prison et empêcher par tous les moyens la reparution du Matin ? Jusqu'à preuve du contraire, Le Matin n'est pas Charlie-Hebdo, le journal satirique français, dont les écrits et les caricatures à l'endroit de Jacques Chirac et de son épouse sont inimaginables en Algérie. Qui plus est, personne dans ce pays ne croira qu'un journal comme Le Matin est en mesure d'ébranler les assises d'un système qui a résisté à tous les soubresauts politiques qu'a connus ce pays depuis 1991. Dès lors, quelles sont les véritables raisons qui ont conduit le pouvoir à sévir avec une telle sévérité ? Je n'en vois qu'une, et je l'assume. Depuis 1991, le système politique ne s'est jamais accommodé de la liberté d'expression et de la presse. Frileux, sur ses gardes, craignant je ne sais quoi, ce système ne peut supporter le pluralisme médiatique comme il ne peut supporter le pluralisme politique. Organiser une élection réellement pluraliste, comme cela a été le cas en Indonésie ou organiser comme l'a fait Hugo Chavez, au Venezuela, un référendum mettant en jeu son propre pouvoir, sans fraude, sans pression, en faisant confiance au peuple et à lui seul semblent relever de l'impensable aujourd'hui en Algérie. Pourtant, si on prend le cas de Chavez, il n'a été ménagé ni par son opposition qui disposait et dispose toujours de moyens médiatiques importants - plusieurs chaînes de télé et de radio et une presse privée - ni par Washington qui voulait sa tête. Or, ce pays en voie de développement, dont le pétrole constitue la seule richesse, est comparable sur bien des plans au nôtre. Il a connu la dictature, un début de guerre civile dans les années 1960 et 1970 avec une extrême gauche qui avait constitué des maquis et fomentait des attentats, des assassinats et des enlèvements de personnalités... De plus, Hugo Chavez n'a jamais mis un journaliste en prison ni fermé un journal ou une télé parce qu'ils s'opposaient à lui. Pourtant, rien ne lui a été épargné, ni les calomnies déversées contre sa personne, sa politique... Et malgré la tentative de coup d'Etat en avril 2002, Hugo Chavez a choisi de combattre ses adversaires par les seules armes de la démocratie : les urnes, pas par la répression. Même ceux qui ont tenté le putsch civilo-militaire d'avril 2002 à son endroit, dont Pedro Carmona qui s'était autoproclamé chef de l'Etat, n'ont pas été inquiétés par la justice ! Si le chef de l'Etat, Abdelaziz Bouteflika, doit prendre exemple, il devrait calquer son attitude sur celle d'Hugo Chavez et non sur celles de ses homologues arabes. L'Algérie s'en porterait mieux, et l'Etat de droit, fort et démocratique, sera alors une réalité, surtout à la veille de ce cinquantième anniversaire de la révolution de novembre 1954. Mais en a-t-il la volonté ? La question demeure posée. Cela étant, Le Matin doit revenir sur les kiosques, car ce n'est que justice. Ce journal, qu'on le veuille ou pas, a contribué plus que d'autres institutions du pays, au combat pour le sauvetage de l'Algérie face aux périls qui la menaçaient et la menacent encore, et ce, au prix de la vie de quatre de ses journalistes, dont Saïd Mekbel, au prix de deux tentatives d'attentat en 1995 à la voiture piégée quand la rédaction du Matin se trouvait à Hussein Dey. Dès lors, qui aurait cru que dix ans après, pour avoir cru à une certaine idée de l'Algérie - disons-le et n'ayons pas peur des mots : moderniste, démocratique et laïque - que Le Matin allait être condamné à mettre la clé sous le paillasson. Tout se passe comme si on reprochait au Matin d'avoir été, avec d'autres confrères, en première ligne de la lutte anti-islamiste et d'avoir persisté dans une certaine vision du devenir de l'Algérie basée sur une claire séparation du politique et du religieux et pour une claire séparation des pouvoirs. Il est un fait. Après le 11 janvier 1992, Le Matin a été une première fois invité à mettre une sourdine à certaines de ses positions. Certains cercles du pouvoir à l'époque estimaient déjà que la presse indépendante, après avoir contribué à mobiliser l'opinion pour faire face au péril islamiste, devait désormais s'en tenir à un soutien sans faille du pouvoir ! Dès juillet 1992, pour avoir publié une information sur la mort présumée du chef islamiste Abdelkader Chebouti, Mohamed Benchicou a été mis en garde à vue durant quarante-huit heures. Le 8 août de la même année, pour avoir publié une vraie information sur le gel des crédits à l'Algérie par l'Italie, Le Matin a été suspendu durant deux mois, ses locaux mis sous scellés et le collectif du journal expulsé de force. Ces deux exemples - il y en aura d'autres en juillet et en décembre 1993 et surtout en septembre 1998 - montrent que le système politique ne s'est jamais tout à fait accommodé d'une certaine liberté relative de la presse. Pour autant, quand ce même pouvoir a été mis au ban de la communauté internationale, suite aux terribles massacres de Raïs, Bentalha... il n'a pas hésité un instant à instrumentaliser d'abord le fait qu'il existe une presse relativement libre et le fait que les journalistes ont payé un lourd tribut aux islamistes radicaux, et ce, afin de retrouver un peu de crédibilité auprès de la communauté internationale. A l'époque, ce n'était pas dans le but de soutenir le pouvoir que la presse indépendante s'est mobilisée contre l'ingérence étrangère, voire contre le principe d'une commission d'enquête internationale réclamée par les ONG de défense des droits de l'homme. Mais par devoir, par souci de la vérité et osons le dire, même si ce terme est aujourd'hui galvaudé, par souci de l'intérêt national. Les reportages, les enquêtes et le décryptage des faits par la presse indépendante - Le Matin, El Watan, Liberté, El Khabar et Le Soir d'Algérie - ont permis de montrer que c'étaient bien les islamistes qui étaient les auteurs des massacres de civils, et ce, sans cacher les défaillances des autorités en matière de protection des populations. Alors que les médias publics, ENTV en tête, s'étaient complus dans une discrétion remarquable : à peine un communiqué lapidaire et pas d'images sur les crimes de Raïs et de Bentalha, comme si l'Algérie avait quelque chose à cacher ! Par son action, cette presse indépendante a permis au pouvoir qui s'était muré dans un silence insoutenable de trouver des arguments pour faire face aux pressions internationales. Sans l'existence de cette presse indépendante, aujourd'hui tant décriée, l'opinion internationale aurait sans nul doute fait siennes les écrits de certains médias accusant l'ANP d'être derrière les massacres et, partant, aurait appuyé ses gouvernements qui étaient sur le point de faire condamner l'Algérie au Conseil de sécurité, avec à la clé l'envoi de troupes étrangères pour assurer la sécurité de la population. Face à cette formidable pression médiatique internationale - « le qui tue qui ? » - d'une ampleur sans précédent, la presse indépendante a opposé des faits aux informations fabriquées et manipulées, comme cette histoire de militaires algériens déguisés en islamistes ! Le rappeler, c'est montrer qu'en matière de défense de l'intérêt national, la presse indépendante et ses journalistes ont fait montre de patriotisme et n'ont de leçon à recevoir de quiconque. Malheureusement, cette même presse n'a pas été payée en retour. Pour la vérité, elle n'attendait ni récompense ni compliment parce qu'elle a tout simplement fait son devoir : informer. De plus, si elle a fait montre d'un certain engagement, c'est parce qu'elle croyait dans l'idée que la lutte anti-islamiste est inséparable du combat pour la liberté et la démocratie. Ce choix, que d'aucuns nous reprochent, eh bien, nous l'assumons ! Pour toutes ces raisons, l'emprisonnement de Mohamed Benchicou et l'arrêt du Matin constituent une injustice, une négation de la liberté d'expression et un cadeau aux islamistes radicaux, aux corrompus et autres réactionnaires qui n'ont pas encore digéré octobre 1988. Par conséquent, libérez Mohamed Benchicou et Hafnaoui Ghoul et tirons un trait !