Dans cet entretien, Mustapha Mékideche, économiste et vice-président du Conseil national économique et social (Cnes), met en garde contre la désindustrialisation de l'économie algérienne. Selon lui, l'Etat algérien doit, à tout prix, relancer le secteur industriel en l'insérant dans l'économie de marché. Dans quelle situation se trouve actuellement l'industrie algérienne ? Les entreprises industrielles restructurées dans les années 80 puis dans les années 90 n'ont pas aujourd'hui la taille critique pour financer et amortir les dépenses de développement et de renouvellement. La crise de la décennie 90 a aggravé le retard en matière technologique. Et les restructurations ont coûté cher (21 milliards de dollars selon l'étude de Booz Allen) avec des effets sociaux ayant entraîné des pertes de savoir-faire industriel (400 000 emplois perdus selon l 'UGTA). Cela a donné lieu à une désindustrialisation avancée (moins de 7% du PIB), y compris dans le secteur privé où sur un potentiel de production de 45%, seulement 75% sont utilisés. Est-ce qu'une relance du secteur industriel est possible ? La reprise de la croissance du secteur industriel est stratégique pour le pays. Si on analyse la structure de la croissance économique, l'on remarque qu'elle est tirée par le secteur du bâtiment, BTPH (une croissance de 7,1% en 2005), les hydrocarbures (5,8%) et les services (5,6%). L'agriculture participe de façon timide à la croissance économique du pays (autour de 1,9%). Si nous voulons une croissance durable, il est donc impératif de développer l'industrie. Si le secteur de l'agriculture peut nous permettre de payer la facture alimentaire, nous aurons déjà atteint un objectif important. On ne pourra certainement pas avoir des exportations hors hydrocarbures qui puissent générer plus que la facture alimentaire. Malgré l'important taux de croissance enregistré en 2005, le BTPH a encore des difficultés à élargir ses parts de marché. Le secteur des hydrocarbures est peu créateur d'emplois et obéit à des logiques fortes d'insertion internationales. Quant à la balance des services, elle est encore déficitaire. Il faut absolument que l'industrie revienne en force. Nous avons besoin d'une politique industrielle pour tirer la croissance. L'Etat doit avoir une ambition nationale pour l'industrie qui devra prendre en compte le nouveau cadre de l'économie algérienne ainsi que les nouvelles technologies. L'Algérie a-t-elle une stratégie dans ce sens ? Il fut un temps où la pensée dominante était de laisser faire les choses et de penser que le marché allait régler tous les problèmes existants. On s'est aperçu par la suite qu'il y avait des défauts qu'il fallait corriger. L'Etat doit jouer son rôle, non seulement de régulateur, mais aussi de porteur d'une ambition industrielle nationale. Je crois qu'il y a, aujourd'hui, une prise de conscience, y compris des pouvoirs publics, de cet état de fait. Il reste cependant à mettre en place les instruments de stratégie industrielle. Cette nouvelle politique industrielle devra être une démarche duale, intégrée et segmentée. La segmentation devra s'opérer en trois groupes. Le premier groupe comprend les productions et activités stratégiques industrielles fortement internationalisées liées à des segments économiques globalisés. Le second groupe concerne les activités industrielles stratégiques à caractère national et régional pouvant être développées par des capitaux moyens et de technologies non captives des firmes multinationales. Le troisième groupe touche aux entreprises et activités régionales et locales de PME et entreprises de services d'appui. Il faudra abandonner la position de participation majoritaire dans les activités du premier groupe pour faciliter l'établissement des investisseurs étrangers et leur transférer la gouvernance des groupes industriels concernés (exemple de Mittal Steel et Henkel), moderniser les activités du deuxième groupe en organisant la privatisation en direction des entrepreneurs locaux essentiellement et stimuler par différents mécanismes la présence du secteur privé dans les activités du troisième groupe. Le succès de cette stratégie industrielle suppose d'abord et surtout une volonté politique forte forgée autour d'un projet national de (re) industrialisation, un consensus autour de la liquidation progressive des rentes qui ont un effet d'éviction sur l'effort productif (Dutch Desease), l'émergence des capacités d'entreprenariat algérien à travers la concertation. Une stratégie intégrée signifie qu'elle devra porter aussi bien sur les appuis que les pouvoirs publics devront apporter aux filières porteuses de croissance que sur la gestion des capitaux marchands de l'Etat. Dans un pays où l'effort de création de richesses rapporte moins que le commerce, l'industrie aura des difficultés à s'installer. Il faut un consensus autour de cette question. Cette politique industrielle - pour qu'elle soit soutenable et efficace - devra s'appuyer sur le marché, en corrigeant ses déviations, et sur l'action de l'Etat, promoteur du développement et porteur d'une ambition industrielle nationale. Est-ce que les investissements directs étrangers (IDE) peuvent contribuer, selon vous, à redonner du souffle à l'industrie algérienne ? Absolument, l'IDE est un élément de la nouvelle stratégie. Il faut s'adapter à l'économie de marché. Il faut faire cela avec les grands groupes à l'exemple des expériences de Mittal Steel à Annaba et de Henkel qui ont été positives. Il y a de nombreuses niches industrielles qui ont besoin d'une alliance avec des groupes étrangers. Cela nécessite un climat des affaires favorable aux IDE, un système d'éducation et de formation performant ainsi que la promotion de la recherche et de l'innovation dans le système universitaire et de recherche et les entreprises. Y a-t-il réellement, d'après-vous, un transfert de technologies ? De toute manière, il en restera quelque chose. Il est clair que l'installation des investisseurs étrangers aura des pressions positives sur l'environnement économique algérien. Il y aura, à mon avis, des retombées positives. C'est évident. L'ouverture du marché, l'accord d'association avec l'Union européenne (UE), la prochaine adhésion à l'OMC auront, d'après vous, des retombées positives sur l'industrie algérienne ? Il y a à la fois des retombées positives et négatives. Des risques et des opportunités. La stratégie qu'on devra adopter sera justement de limiter les risques et de saisir les opportunités. Il faut absolument que notre ouverture sauvegarde notre avantage compétitif notamment en ce qui concerne l'énergie. C'est une double démarche. Il y a un équilibre à trouver. On ne peut pas accepter, par exemple, que tous les projets prévus pour les financements publics soient réalisés par les étrangers. Il faut absolument trouver un équilibre ! Que l'autoroute est-ouest soit construite entièrement par les Japonais et les Chinois, ça peut se concevoir, il y a peut-être des technologies exceptionnelles. Mais pour le million de logements qui doivent être construits, il n'est pas normal de ne pas appuyer les entreprises locales. Pour ce qui est de la prochaine adhésion à l'Organisation mondiale du commerce (OMC), il faut dire qu'elle traîne en longueur. J'espère seulement qu'on sauvegardera nos avantages compétitifs même dans une économie ouverte. Ne pensez-vous pas que l'Algérie fait trop de concessions en vue d'accélérer l'ouverture de son économie ? Il y a un équilibre des intérêts, il faut maintenant qu'il y ait émergence de nouveaux acteurs. Cela ne doit pas être l'apanage des pouvoirs publics. Le patronat doit être unifié et puissant. Il pourra ainsi peser de tout son poids non seulement par rapport aux pouvoirs publics mais aussi par rapport aux organisations étrangères à l'exemple du patronat français. Ces acteurs ne sont, jusqu'à l'heure, pas assez structurés. Il ne faut pas hésiter, par ailleurs, à créer des partenariats publics-privés. Il est encore utile d'avoir un secteur public et que l'Etat gère ses capitaux marchands de façon plus dynamique. Sommes-nous sur la bonne voie ? Il y a des tentatives. Quelques bonnes nouvelles... Mais il reste beaucoup d'aspects qui ne sont toujours pas pris en compte. La baisse du taux d'intérêt, l'exonération fiscale... tous ces instruments qui ont été mis en place en Tunisie dans les années 1995-2000 n'ont pas été mis en vigueur chez nous.