Faut-il abonder dans le même sens que ceux qui se désolent de l'état actuel du raï ? La question se pose avec autant d'acuité que depuis quelque temps, les critiques viennent des propres rangs des raïmen alors qu'auparavant elles étaient émises par des artistes d'autres genres. Néanmoins, le constat établi n'en appelle pas moins à de sérieuses réserves. Ce qui le fonde d'abord, c'est le fait que les CD qui s'écoulent sur le marché sont essentiellement des enregistrements de live en cabaret. Or, ce choix ne peut être imputé aux raïmen sachant que ceux qui dictent leur loi en la matière ce sont les éditeurs. Parce qu'ils ont déniché un filon rentable, ils ont mis à l'écart, depuis 2008 environ, les arrangeurs qui ont fait connaitre au raï une ascension fulgurante, propulsant au sommet des chanteurs et chanteuses sans voix. En studio, ces génies du clavier et des logiciels informatiques travaillent isolément chaque son et sonorité de synthèse qu'ils mixent selon diverses tonalités pour produire des harmonies et des rythmiques abouties. Par contre, dans le live, tout est donné en vrac par le synthétiseur avec une marge de manœuvre réduite pour le claviste. Du coup, faute de travailler pour le raï, les arrangeurs, demande oblige, se sont reconvertis à tout ce qui n'est pas du raï dont, ironie du sort, le medh version salafiste soucieux de profiter du talent de ceux qui ont assuré au raï sa richesse polyrythmique et mélodique. Convient-il subséquemment de faire le procès au raï d'être le produit des cabarets ? C'est d'évidence un non-sens. D'abord, parce que, et cela n'est pas nouveau, l'écrasante majorité des raïmen vivent de leur art surtout en se produisant dans les cabarets. Ensuite, le raï a toujours été un produit de la marge. Enfin, sans ce terreau originel il ne serait pas ce qu'il est. Et, cela est si vrai qu'à chaque fois qu'il s'éloigne de ce dernier, il perd son âme, en particulier lorsque certains se sont ingéniés à promouvoir un raï dit «propre». D'autres critiques relient la stagnation du raï au marasme général que connaît le pays. Conjecturer une telle idée revient à verser dans la superficialité. En fait, c'est plutôt à l'échelle du continuum de l'évolution du raï que cette question devrait être appréhendée, sachant que cette évolution est passée par trois grandes phases. La première, entre gasba et guelal depuis 1920, fut celle de sa durable ghettoïsation. La deuxième correspond approximativement aux années 1970 et 1980, la première décennie ayant été celle du parachèvement de sa modernisation et lors de laquelle le service national et la K7 audio lui avaient permis une diffusion nationale. Lors de la décennie 1980, il a été extrait de l'enfermement institutionnel qu'il subissait, ce qui l'a rendu tout autant audible que visible sur tous les supports médiatiques officiels et lui a ouvert la voie pour gagner une audience internationale. Le raï a, de la sorte, rendu inaudible presque tous les autres genres musicaux. C'est qu'il répondait alors au besoin d'exulter et de vibrer d'une jeunesse longtemps bridée, une jeunesse née après l'indépendance et que n'électrisaient pas, comme la génération précédente, les slogans et l'engagement politique ainsi que la chanson d'écoute. Enfin, la troisième période est celle qui court depuis les alentours des années 2000. C'est celle d'une nouvelle génération nourrie à de tout autres repères que la précédente pour être passée par la moulinette de l'Ecole fondamentale et d'un fondamentalisme éradicateur de bien des utopies juvéniles. C'est ce qui explique, chez elle, la percée de la musique diwan bien que ce genre, après son passage à la scène, ait été vidé de sa spiritualité. Sur la question de la qualité des paroles et du reproche fait aux actuels raïmen de chanter leur propre vécu, il y a de quoi s'étonner sachant que la thématique du raï a toujours puisé son inspiration dans les histoires personnelles comme en témoigne l'appel à «Ya Rayi». Par ailleurs, s'il est un fait bien établi dans le raï moderne, c'est que les paroles sont parfois secondaires par rapport à la richesse rythmique de la musique dont la fonction est d'inviter à la danse. Néanmoins, il est vrai que les paroles de ce raï de la troisième génération pourraient , avec profit, métaphoriser le vécu rapporté comme dans le raï trab, celui de la gasba. Par contre, regretter le fait que le raï aurait abandonné le melhoun constitue une absurdité sachant que ce dernier et le raï n'ont jamais fait bon ménage ensemble. Cette dernière remarque au regard des amalgames que beaucoup commettent renvoie à la question de savoir, par exemple, si Bakhta, reprise par Khaled, est devenue une chanson raï. Car s'il est évident que cette chanson du répertoire bédoui, reprise par Blaoui, constitue une recréation par ce dernier vers l'asri wahrani, sa reprise par Khaled à partir de l'asri, n'a pas été une recréation vers le raï. Dans le même esprit, El harba ouine ? de Khaled, est-elle une chanson raï sachant que la musique est celle de Zwuit rwuit d'Idir ? Enfin, et selon un autre angle d'attaque, Charag gatâa de Rimiti pourrait-elle être chantée dans un autre registre que celui de sa forme primitive ? Au bout du compte, on retiendra que si le raï a coupé les ponts avec quelques origines, c'est plutôt avec le raï trab pour ce qui est des paroles, alors que pour la musique, il s'est rendu orphelin de ses arrangeurs.